BLOG AMOUREUX DE JULES RENARD

vendredi 19 juin 2015

Journal du 19 juin 1897

Une heure et demie. Mort de mon père.
On peut dire de lui: "Ce n'est qu'un homme, un simple maire d'un pauvre village",et cependant parler de sa mort comme celle de Socrate. Je ne me reproche pas de ne pas l'avoir assez aimé: je me reproche de ne pas l'avoir compris.
Après déjeuner j’écrivais quelques lettres. Le timbre de la porte cochère sonne. C'est Marie, la petite bonne de papa qui vient me dire qu'il me demande.. Pourquoi, elle l'ignore.  Je me lève, seulement étonné. Peut-être plus inquiète, Marinette me dit: "J'y vais." Sans me presser je mets mes souliers et gonfle mes pneumatiques.
Arrivé à la maison, je vois maman dans la rue. Elle crie: "Jules! Oh! Jules!" J'entends: "Pourquoi s'est-il fermé à clef ?" Elle a l'air d'une folle. A peine plus agité qu'avant, je veux ouvrir la porte. Impossible. J'appelle: il ne répond pas. Je ne devine rien. Je suppose qu'il s'est trouvé mal, ou qu'il est au jardin.
Je donne des coups d'épaule, et la porte cède.
De la fumée et une odeur de poudre. Et je pousse de petits cris: "Oh! papa, papa! " Qu'est-ce que tu as fait là? Ah! ben, voilà! Oh! Oh! Et pourtant, je ne crois pas encore: il a voulu plaisanter. Et je ne crois pas à son visage blanc, à sa bouche ouverte, à ce qui est noir, là, près du coeur.
Borneau, qui revenait de Corbigny, et qui est entré le second dans la chambre, me dit:
- Il faut lui pardonner. Il souffrait trop, cet homme-là.
Pardonnez quoi? Quelle idée! Je comprends à présent, mais je ne sens rien. Je vais dans la cour, et je dis à Marinette qui a ramassé maman par terre:
-C'est fini. Viens!
Elle rentre, droite, toute pâle, et regarde de travers, du côté du lit. Elle étouffe. Elle défait son corsage. Elle peut pleurer. Elle dit, pensant à ma mère:
- Empêchez-l d'entrer. Elle est folle.
Nous restons tous deux. Il est là, couché sur le dos, jambes étendues, buste incliné, tête renversée bouche, yeux ouverts. Entre ses jambes, son fusil, sa canne du côté de la ruelle. Ses mains, libres, avaient lâché la canne et le fusil. Elles étaient encore chaudes sur le drap, pas crispées. Un peu plus haut que la ceinture, une place noire, quelque chose comme un petit feu éteint.

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