Toute la matinée, je surveille, du banc. Philippe surveille l'arrivée du père Garnier, l’ancien berger qui a cinq livres de pain de la commune et qui cherche le reste. Philippe lui donne le bon bulletin et le pousse dans la salle de vote. Je le vois entrer. Il s'approche, le bras tendu, son bulletin à la main, comme à tâtons, parce qu'il ne voit pas bien clair, dépose son bulletin et s'assied, la tête sur son bâton, voûté, malade, le visage dégradé comme un vieux mur. Il prononce des mots qu'on n'entend pas et s'en va, disant: " Bonsoir, la compagnie!" Il viendra le lendemain à ma porte, et je lui donnerai dix sous, n’osant faire plus de peur qu'il ne se saoule, mais Philippe me dit que, dans ces cas-là, il ne boit que du café.
Après déjeuner, je me décide à aller à la mairie qui, jusque-là, me faisait un peu peur. Des gens se lèvent. Je donne des poignées de mains, mais je le sens mal. M. de Talon, inquiet, dépose les bulletins dans l'urne et, chaque fois, frappe de la paume sur la boîte comme pour dire: "Il n’y a pas à revenir."
L'heure approche de fermer le scrutin. Les pointeurs s'installent. On vise la boîte.
C'est fini. Tous les conseillers sortants passent, plus moi. Je dis à tous:
- Messieurs, je vous invite, ceux qui ont voté contre moi et pour moi, à venir boire un verre de bière.
Ils viennent presque tous. Je ne les compte pas , mais trente-sept bouteilles jonchent le sol, comme des petits canons partis. Si on votait maintenant, j'aurais dix voix de plus.
Déjà un vieux a quelque chose à me demander. Je l’entraîne dans un coin. Il commence une histoire. Je le remets à plus tard, quand le conseil sera formé.
Je me couche, content, énervé, poisseux, la tête pleine d'un feu d'artifice de bulletins.
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