Je connais un grand garçon qui a vingt-quatre ans, qui dirige trois fermes, qui mène durement ses hommes et n'aime que ses bestiaux, qui fait saillir à chaque instant un bœuf ou un étalon, qui aide à pleins bras, manches retroussées, les vaches à faire leurs veaux, qui renfonce les matrices de ses brebis quand elles tombent, qui connaît à fond toutes les choses malpropres de son métier, et qui dit à sa femme, d'un air timide et embarrassé: "N'allez pas dire à ma mère que je lis la Terre!"
BLOG AMOUREUX DE JULES RENARD
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dimanche 31 mars 2013
samedi 30 mars 2013
vendredi 29 mars 2013
Journal du 29 mars 1905
- Si vous m'aimiez déjà, dites-moi, comme au théâtre, quelle robe je portais le premier jour que vous m'avez vue.
jeudi 28 mars 2013
mercredi 27 mars 2013
mardi 26 mars 2013
lundi 25 mars 2013
dimanche 24 mars 2013
Journal du 24 mars 1897
Hier, été renifler ma gloire à la campagne. Les marronniers se sont garnis de bourgeons achetés chez le confiseur.
Des feuilles sont fraîches comme de petites langues; d'autres ont un air vieillot, ridées comme des fronts de nouveau-né; mais les branches des plus hauts arbres sont encore fines comme des cheveux. Les fleurs des poiriers sont toutes prêtes pour aller à un mariage.
Paris, vu de Meudon, semble l'exploitation d'une immense carrière.
samedi 23 mars 2013
Journal du 23 mars 1901
L'amour tue l'intelligence. Le cerveau fait sablier avec le coeur. L'un ne se remplit que pour vider l'autre.
Jules Renard, poème de jeunesse
Astrale
Dans le ciel vif comme une chair
Vive, le rêve au hasard rôde
Et d'astre en astre, plein de flair,
Cherche une place toute chaude
Comme en quête d'un rendez-vous,
Par le ciel vif comme une danse,
Il regarde plein de prudence
Si l'un d'eux lui fait des yeux doux.
Soudain, tandis que à son adresse
Dans l'air vif comme une caresse
Clignent des yeux, vibrent des cils,
Le rêve avec des soins subtils
Comme un ver au creux d'une prune
A fait son gîte dans la lune.
(Jules Renard, La France Littéraire, 15-30 avril 1889.)
vendredi 22 mars 2013
Jules Renard à Cannes
Cannes (La Croisette).
– Ô
Méditerranée insensible à la lune, tu ne bouges jamais et tu suces
éternellement d'une lèvre bleu pâle ton sable fade mêlé aux épluchures
des hommes.
Et toi,
jambe d'éléphant culottée de coquilles Saint-Jacques, porte-rasoirs,
manche à gigot, tuyau de cheminée modèle, plumeau, palmier, salut !
La verdure
de ces jardins réjouit mon oeil comme l'étalage d'une coutellerie. Sur
toutes ces pointes, appliquons-nous à lancer des anneaux.
Oranger du
Midi, fier de tes pommes d'or faux, tu ressembles à nos arbres de Noël,
mais plus riches que toi, ils portent dans leurs branches des petites
bouteilles de liqueur.
« Ah ! je respire ici.
– Oui, c'est le climat préféré des scrofuleux. »
– Oui, c'est le climat préféré des scrofuleux. »
Ce soir, le soleil couchant est d'un jaune malpropre. On dirait qu'il a mangé de l’œuf.
(Jules Renard (1813-1877), Le Voyage à Nice.)
(Jules Renard (1813-1877), Le Voyage à Nice.)
jeudi 21 mars 2013
Journal du 21 mars 1904
Le Mannequin d'osier. - Deux répétitions privées.
Première impression, médiocre; deuxième, excellente. Presque toute la pièce, entre autres l'originale scène du trois, la meilleure, est de Guitry, ce qui permet à France de dire tout haut:
- Je trouve cette pièce très bien.
et, tout bas, à Guitry:
- C'est votre pièce. Comme on va m'en faire beaucoup de compliments, j'oublierai qu'elle est de vous. C'est pourquoi je vous le dis pour la dernière fois.
Il dit:
- Renard et moi, nous faisons la même chose: nous mêlons le rire et l'émotion. Il faut faire des pièces sans complications: ce n'est pas l'auteur de Poil de Carotte qui dira le contraire.
Capus trouve la pièce d'une grande originalité et est plein de respect pour elle. Il doit bien s'ennuyer. Il n'est pas hommes de lettres. Sa réputation n'est qu'une réputation de succès, et son argent n'en fait même pas un homme riche au milieu des gens riches qu'il fréquente.
Capus trouve la pièce d'une grande originalité et est plein de respect pour elle. Il doit bien s'ennuyer. Il n'est pas hommes de lettres. Sa réputation n'est qu'une réputation de succès, et son argent n'en fait même pas un homme riche au milieu des gens riches qu'il fréquente.
mercredi 20 mars 2013
"La Bigote" vue par Louis Nazzi
La Bigote vient de paraître en librairie.
Cela s'est fait sans bruit, tout simplement, un jour de ce printemps-ci, parmi le grand labeur muet des forces naturelles, comme un bourgeon éclate au faîte de la plus haute blanche. Rien n'a annoncé cette naissance, ni la manchette des fiévreux quotidiens, ni "la vie littéraire" des revues graves et pesantes. L'importante nouvelle n'a pas été baladée par la ville, à dos d'hommes. Les affiches lumineuses, qui éclaboussent de clarté rougeoyante les ardentes nuits parisiennes, les mots de feu, aux balcons du boulevard et jusqu'aux mansardes, n'en ont rien dit... Et pourtant, la Bigote est une comédie simple, pleine, nécessaire, lentement venue à point, comme un beau fruit. Il vient de pousser encore un chef d-œuvre à notre littérature française toujours verdoyante. Le fait vaut bien qu'on s'arrête un instant et qu'on lève la tête. combien d'années va t-il falloir attendre, à présent?
J'imagine que dans un temps lointain, alors que nous ne serons plus, pour ceux qui vivront, que le "commencement du XXe siècle" et, dans l'Histoire, une dalle morne avec un chiffre dessus, j'imagine que deux élèves-bacheliers, rentrant à la maison, diront ceci, à peu près en ces termes:
- J'ai un devoir de math à faire... Et toi?
- Moi: il faut que je compare Tartuffe et La Bigotte... C'est la barbe!...
Et ce charmant hommage d'irrespect d'un gamin de l'avenir, Jules Renard sera l'un des rares écrivains de ce temps-ci à le connaître. La vraie gloire littéraire, c'est de désespérer les collégiens et les divertir, plus tard, quand ils seront des hommes. Jules Renard n'y manquera pas. [...]
(Louis Nazi, Cœmedia, 21 mai 1910.)
mardi 19 mars 2013
Journal du 19 mars 1895
Chez Claudel, dîner et soirée fantomatiques. Sa sœur me dit:
- Vous me faites peur, monsieur Renard. vous me ridiculiserez dans un de vos livres.
Son visage poudré ne s'anime que par les yeux et la bouche. Quelquefois, il semble mort. elle hait la musique, le dit tout haut comme elle le pense, et son frère rage, le nez dans son assiette, et on sent ses mains se contracter de colère et ses jambes trembler sous la table.
Atelier traversé de poutres, avec des lanternes suspendues par des ficelles. Nous les allumons. Des portes d'armoires que Mlle Claudel a plaquées contre le mur. Des chandeliers où la bougie se plante sur une pointe de fer et qui peuvent servir de poignards, et des ébauches qui dorment sous leur linge. Et ce groupe de la valse où le couple semble vouloir se coucher et finir la danse par l'amour.
Je n'ai pas entendu un mot de ce que disait la mère. Et, pourtant, à chacune de nos paroles elle répondait, faisait sa petite réflexion pour elle seule, ou poussait un soupir.
lundi 18 mars 2013
Journal du 18 mars 1890
On place ses éloges comme on place de l'argent, pour qu'ils nous soient rendus avec les intérêts.
La coqueluche au temps de Jules Renard
Ainsi se succédaient quotidiennement ces promenades en automobile. Mais une fois, au moment où je remontais par l'ascenseur, le lift me dit: Ce monsieur est venu, il m'a laissé une commission pour vous." Le lift me dit ces mots d'une voix absolument cassée et en me toussant et crachant à la figure. "Quel rhume que je tiens!" ajouta-t-il, comme si je n'étais pas capable de m''en apercevoir tout seul. "Le docteur dit que c'est la coqueluche", et il recommença à tousser et à cracher sur moi. "Ne vous fatiguez pas à parler", lui dis-je d'un air de bonté, lequel était feint. Je craignais de prendre la coqueluche qui, avec ma disposition aux étouffements, m'eût été fort pénible. Mais il mit sa gloire, comme un virtuose qui ne veut pas se faire porter malade, à parler et à cracher tout le temps.
"Non, ça ne fait rien, dit-il (pour vous peut-être, pensai-je, mais pas pour moi). Du reste je vais bientôt rentrer à Paris (tant mieux, pourvu qu'il ne me la passe pas avant). Il paraît, reprit-il, que Paris c'est très superbe. Cela doit être encore plus superbe qu'ici [à Balbec] et qu'à Monte-Carlo, quoique des chasseurs, même des clients, et jusqu'à des maîtres d'hôtel qui allaient à Monte-Carlo pour la saison, m'aient souvent dit que Paris étaient moins superbe que Monte-Carlo. Ils se gouraient peut-être, et pourtant pour être maître d'hôtel, il ne faut pas être un imbécile; pour prendre toutes les commandes, retenir les tables, il en faut une tête! On m'a dit que c'était encore plus terrible que d'écrire des pièces et des livres."
Nous étions presque arrivés à mon étage quand le lift me fit redescendre jusqu'en bas parce qu'il trouvait que le bouton fonctionnait mal, et en un clin d’œil il l'arrangea. Je lui dis que je préférais remonter à pied, ce qui voulait dire et cacher que je préférais ne pas prendre la coqueluche. Mais d'un accès de toux cordial et contagieux, le lift me rejeta dans l'ascenseur. "Ça ne risque plus rien maintenant, j'ai arranger le bouton."
(Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe, Folio classique, p. 413-414.)
Jules Renard et les femmes
Mme Sourioux-Picard vient de publier une plaquette dans laquelle elle s'est attachée à situer Jules Renard vis-à-vis des femmes. Disons tout de suite que si son étude est quelque peu brève, elle n'en est pas moins fort intéressante, et qu'elle paraît suffire au but que son auteur s'est assigné.
Mme Sourioux-Picard qui connait bien l’œuvre du père de Poil de Carotte, y a puisé tout ce qui avait trait au beau sexe. Cela nous vaut un joli feu d'artifice de pensées cocasses, audacieuses... et tendres. Entre chaque fleur de ce bouquet fait de chardons et de violettes, Mme Sourioux-Picard a placé des observations pleines d'indulgence et d'esprit.
Bien que je ne voudrais pas ôter un atôme du plaisir qu'éprouveront mes lecteurs qui voudront lire ce charmant ouvrage, je ne puis résister à la tentation de citer quelques-unes de ces réflexions de Jules Renard à propos des femmes:
"Oh! faire son voyage de noces tout seul!"
"Je trouve une femme jolie. Elle dit une bêtise. Ce n'est pas long. La voilà laide."
"Femme, ne me parle pas! Je regarde la lune."
"À quarante ans, on peut se mettre à travailler. On n'est plus embêté par les femmes."
On a peine à croire que c'est bien le même homme qui a écrit ces lignes empreintes du plus pur émoi:
"Une femme tricote, assise, en gardant ses deux vaches. Elle est assez loin pour que ce soit une femme et que, tout de suite, j'imagine des choses tendres."
Ce n'est là que quelques-uns des "mots" qu'a relevés Mme Sourioux-Picard dans l'oeuvre de Jules Renard. Les autres sont tout aussi piquants.
Remercions Mme Sourioux-Picard d'avoir mis en relief l'un des innombrables côtés de l'humour de Jules Renard.
(Roger Guy, L'Écho de Clamecy, 9 septembre 1933.)
dimanche 17 mars 2013
Journal du 17 mars 1890
Je passe un bien vilain moment. Tous les livres me dégoûtent. Je ne fais rien. Je m'aperçois plus que jamais que je ne sers à rien. Je sens que je n'arriverai à rien, et ces lignes que j'écris me paraissent puériles, ridicules, et même, et surtout, absolument inutiles. Comment sortir de là? J'ai une ressource: l'hypocrisie. Je reste enfermé des heures, et on croit que je travaille. On me plaint peut-être, quelques-uns m'admirent, et je m'ennuie, et je bâille, l’œil plein des reflets jaunes, des reflets de jaunisse de ma bibliothèque.
J'ai une femme qui est un fort et doux être plein de vie, un bébé qui illustrerait un concours, et je n'ai aucune espèce de force pour jouir de tout cela. Je sais bien, que cet état d'âme ne durera pas. Je vais ravoir des espérances, de nouveaux courages, je vais faire des efforts tout neufs. Si encore ces aveux me servaient! si plus tard je devenais un grand psychologue, grand comme M. Bourget! Mais je ne me crois pas en puissance assez de vie. Je mourrai avant l'heure, ou je me rendrai, et je deviendrai un ivrogne de rêverie. Mieux vaudrait casser des pierres, labourer des champs. Je passerai donc ma vie, courte ou longue, à dire: Mieux vaudrait autre chose. Pourquoi ce roulis de notre âme, ce va-et-vient de nos ardeurs?
Nos espérances sont comme les flots de la mer: quand ils se retirent, ils laissent à nu un tas de choses nauséabondes, de coquillages infects et de crabes, de crabes moraux et puants oubliés là, qui se traînent de guingois pour rattraper la mer. Est-ce assez stérile, la vie d'un homme de lettres qui n'arrive pas! Mon Dieu, je suis intelligent, plus intelligent que bien d'autres. C'est évident, puisque je lis sans m'endormir La Tentation de Saint Antoine. Mais, cette intelligence, c'est comme une eau qui coule inutile, inconnue, où l'on n'a pas encore installé un moulin. Oui, c'est ça: moi, je n'ai pas encore trouvé mon moulin. Le trouverai-je jamais?
samedi 16 mars 2013
Jules Renard vu par sa nièce 2/2
Suite d'hier.
À un de nos séjours dans la Nièvre, à Corbigny près de Chitry, où habitait Jules Renard, mon mari a interrogé devant moi un des amis d'enfance de mon oncle, M. X...Celui-ci a répondu qu'il ne s'était jamais aperçu que mon oncle Jules fut moins bien traité que son frère. D'ailleurs, on ne l'a jamais appelé "Poil de Carotte", c'est ma mère qui me l'a affirmé.
Il est exact qu'il n'était pas le préféré de sa mère, mais ainsi que vous le dites, c'était un "écorché" dont les griefs ont produit une amertume qui a alimenté une partie de ses œuvres. Il a été élevé à Nevers dans la même pension que son frère et que le docteur X..., qui vit toujours à Paris.
Mon grand-père l'a entretenu à Paris pour ses études beaucoup plus longtemps que son frère. Ce dernier n'était pas arrogant, mais, au contraire, doux et gentil: il nous a laissé le meilleur souvenir. J'ai bien connu ma grand-mère, qui ne mérite certainement pas les qualificatifs péjoratifs qu'on lui applique. J'avais dix-huit ans quand elle morte, et j'étais à ce moment dans sa maison de Chitry. Je peux vous assurer que son fils, qui s'y trouvait également, était très impressionné par cet accident. Le grand drame de cette famille a été la mésentente.
Je crois que mon oncle se faisait paraître plus mauvais qu’il ne l'était. La dernière année avant sa mort, j'ai eu l'occasion de parler longuement avec lui seul, et je l'ai jugé bien meilleur.
Je tenais à vous donner ces précisions pour éviter des appréciations injustes.
(Mme Capponi, Le Monde, 13-14 juin 1954.)
vendredi 15 mars 2013
Jules Renard vu par sa nièce 1/2
À la suite de sa Vie littéraire consacrée à la Correspondance de Jules Renard, notre collaborateur et ami Émile Henriot a reçu de la nièce de l'auteur de Poil de Carotte, Mme Capponi, le lettre suivante:
Monsieur,
Monsieur,
J'ai lu dans le Monde du 21 avril votre article sur la correspondance de Jules Renard. Mon attention a été particulièrement sollicitée par l'intérêt habituel de vos chroniques, mais aussi parce que le sujet me touche de près. Je suis en effet la nièce de Jules Renard (la fille de sa sœur); ma sœur et moi-même sommes les seules personnes vivantes de sa famille qui l'ont connu, ainsi que son père et sa mère.
Il y a une sorte de légende affreuse qui s'est formée sur Jules Renard, l'enfant martyr et sur sa mère. On a transformé en histoire vécue ce qui était une exagération de la réalité. Cette transformation est évidemment le fait du littérateur, qui raconte non pas l'Histoire mais une simple histoire. Voici d'ailleurs ce qu'il écrivait à mes parents (sa sœur et son beau-frère) dans une lettre inédite du 2 novembre 1890:
" Un détail: mettez-vous bien, dans vos chères boules, une fois pour toutes, que je ne fais jamais de personnalités dans ce que je pense écrire. Si sous chaque mot vous vous ingéniez à trouver quelque épigramme, vous ne tarderez pas à devenir des ennemis mortels. Non, je ne fais pas d'allusions à votre bourgeoisisme. Je prend mes mots où je les trouve et je les dénature comme il me plait. J'ai dûment prévenu Marinette, je vous préviens à votre tour. Si je suis bon mari, bon frère et même bon beau-frère, tenez-moi quitte du reste. Le littérateur ne vous regarde pas.
Si je le prends un peu de haut, c'est que je sais combien un coup de plume peut faire de mal quand on l’interprète tortueusement. C'est entendu, n'est-ce pas, vous avez bien saisi et nous ne reviendrons pas là-dessus. Je me f... un peu de moraliser mes semblables et ne tiens à faire que de la pure littérature. Voilà. Embrassades multiples.
Suite demain.
(Mme Capponi, Le Monde, 13-14 juin 1954.)
jeudi 14 mars 2013
Journal du 14 mars 1901
Chez Léon Blum.
- Dois-je signer, dit-il, les Nouvelles conversations de Goethe avec Eckermann, c'est-à-dire mettre mon nom sur une couverture où il y aura celui de Goethe?
- Pourquoi pas? dis-je. L'audace n'est pas de signer ce livre: c'est d'avoir eu l'idée de le faire.
- Oui, et ce que vous me dites est plus troublant.
Dans les carafes, de l'eau bouillie qui achève de se refroidir.
- Aujourd'hui, dit Boulanger, les écrivains n'écrivent qu'avec des synonymes.
- Il ne peut y avoir de critique sincère, dit Blum, que la critique anonyme. C'est tout le journalisme anglais.
Jules Renard vu par Maurice Pottecher 7/7
Suite d'hier
Tandis que sur la petite place peu à peu désertée, il contemple, selon son souhait, "de ses yeux de pierre le paysage et les choses que tant de fois ses yeux ont regardé", là-bas dans le cimetière campagnard, envahi par le crépuscule, au bord d'une tombe où une palme de bronze couvre quatre noms gravés sur une ligne de granit, sanglote à présent une inconsolable douleur. "Son survit dit-elle; oui, on me l'assure, et que c'est cet esprit dont je dois me souvenir avec un tendre orgueil. Mais n'est-ce pas lui, pourtant, lui à qui toute ma vie était liée, qu'ils ont couché là et qui ne se relèvera plus? Son esprit, ah! je sais bien que je puis en être fière; mais ce que mes lèvres embrassaient, c'était son front penché vers moi, c'étaient ses yeux à jamais fermés.
Le sifflement strident d'un train coupe cette plainte qui gémit à mi-voix; les croassements d'une volée de corbeaux, passant sur un ciel empourpré, rompent et referment le silence de la nuit qui tombe. Ferme coeur, secouez ce frisson. Il faut souffrir en silence l'inéluctable, savoir se taire, accepter, accepter, et, les yeux encore humides, sourire à cette gloire, qui rayonne, comme ce ciel mêlé d'or et de sang, sur l'ombre des tombeaux. C'est ainsi qu'il faut vivre....
Et tâcher de survivre, aussi.
(Maurice Pottecher, Les Cahiers d'Aujourd'hui, n°7, octobre 1913.)
mercredi 13 mars 2013
Journal du 13 mars 1905
Avec ses souvenirs d'enfance, Restif me donne l'idée d'écrire les amours du jeune Poil de Carotte.
Jules Renard vu par Maurice pottecher 6/7
Suite d'hier.
L'esprit n'est pas seulement le masque du coeur pour les cœurs qui, tout
ensemble se connaissent trop sensibles et répugnent à étioler leurs
sentiments; il est aussi une défense contre les changements et les
contradictions de leur propre sensibilité, toujours inquiète en même
temps qu'il la défend contre l'indiscrétion et la moquerie d'autrui.
Enfin, un bon mot soulage d'une mauvaise pensée: on ne peut guère haïr
l'adversaire qui vous a fourni l'occasion d'un trait réussi.
Cet ami, si sûr pour ceux dont la fidélité lui était certaine, parut parfois sévère pour ses amis; il y était en partie autorisé par la sévérité qu'il montrait pour soi-même. Certaines boutades à l'égard de camarades qu'il estimait, lui furent soufflées par une révolte de sa probité inflexible, qu'un renseignement de mauvaise source et trop vite accueilli alarma, ou par un démon ombrageux qui abusait parfois de sa nervosité. Mais il savait reconnaître ses erreurs et réparer ses injustices. Les déceptions que l'amitié lui donna produisirent en lui plus de tristesse que de rancune. Et si l'on découvre quelque malice dans ses épigrammes, quelque partialité dans ses colères, j'atteste qu'on n'y saurait reprocher nulle méchanceté.
Les discours sont finis, la musique s'éloigne, la foule paysanne qui a, en silence, assisté à ce spectacle, s'en va au bal ou au cabaret continuer ses plaisirs. Qu'est-ce que ces "frères farouches" ont retenu de la cérémonie qu'ils contemplaient avec des faces lentes et des yeux écarquillés? Qu'ont-ils compris à cette glorification d'un des leurs? Peu importe. Et peu importe que tout ceci finisse par des chants d'ivrogne ce soir, le long de la petite rue où des chevaux de bois tournent entre des lanternes vénitiennes. La gloire, cela? Eh oui: un petit tas d'or, pour quelques riches, qui s'éparpille en billion entre les grosses mains populaires. "Un auteur est glorieux me disait-il lui-même,non quand on lit ses œuvres, mais quand on reconnaît son nom". Le nom de Jules Renard a passé, des lèvres de quelques artistes qui le chuchotaient jadis, sur des lèvres officielles qui l'ont consacré; et le voilà entré dans les oreilles de la foule, qui le répète comme un nom familier.
Suite demain.
(Maurice Pottecher, Les Cahiers d'aujourd'hui, n°7, octobre 1913.)
Cet ami, si sûr pour ceux dont la fidélité lui était certaine, parut parfois sévère pour ses amis; il y était en partie autorisé par la sévérité qu'il montrait pour soi-même. Certaines boutades à l'égard de camarades qu'il estimait, lui furent soufflées par une révolte de sa probité inflexible, qu'un renseignement de mauvaise source et trop vite accueilli alarma, ou par un démon ombrageux qui abusait parfois de sa nervosité. Mais il savait reconnaître ses erreurs et réparer ses injustices. Les déceptions que l'amitié lui donna produisirent en lui plus de tristesse que de rancune. Et si l'on découvre quelque malice dans ses épigrammes, quelque partialité dans ses colères, j'atteste qu'on n'y saurait reprocher nulle méchanceté.
Les discours sont finis, la musique s'éloigne, la foule paysanne qui a, en silence, assisté à ce spectacle, s'en va au bal ou au cabaret continuer ses plaisirs. Qu'est-ce que ces "frères farouches" ont retenu de la cérémonie qu'ils contemplaient avec des faces lentes et des yeux écarquillés? Qu'ont-ils compris à cette glorification d'un des leurs? Peu importe. Et peu importe que tout ceci finisse par des chants d'ivrogne ce soir, le long de la petite rue où des chevaux de bois tournent entre des lanternes vénitiennes. La gloire, cela? Eh oui: un petit tas d'or, pour quelques riches, qui s'éparpille en billion entre les grosses mains populaires. "Un auteur est glorieux me disait-il lui-même,non quand on lit ses œuvres, mais quand on reconnaît son nom". Le nom de Jules Renard a passé, des lèvres de quelques artistes qui le chuchotaient jadis, sur des lèvres officielles qui l'ont consacré; et le voilà entré dans les oreilles de la foule, qui le répète comme un nom familier.
Suite demain.
(Maurice Pottecher, Les Cahiers d'aujourd'hui, n°7, octobre 1913.)
mardi 12 mars 2013
Journal du 12 mars 1894
Le critique de livres ne lit plus que sa critique, que lui rédige son secrétaire.
Jules Renard vu par Maurice Pottecher 5/7
Suite d'hier.
Il pensait d'ailleurs qu'un petit jardin, où ne poussent que des roses de choix, sur des arbustes soigneusement taillés, vaut mieux que cent hectares de parc, ensemencés au hasard de plantes désordonnées et de fleurs capricieuses.
Le même tenace et constant labeur qui le harcelait dans son art, il le mettait à dominer sa nature, à équilibrer sa vie et son humeur, à diriger sa conduite. - une sensibilité extrêmement, j'allais dire atrocement vive, comme la sienne, ne prédispose pas un être au calme, ni à l'impartialité, ni au bonheur. Elle mènerait aisément celui qui ne réagirait pas sans cesse contre elle à devenir morose, quinteux, taciturne, et à exercer autour de lui une tyrannie accablante ou désolée.
Avant que le plus confiant amour lui eût assuré le douceur d'un foyer incomparablement calme et tendre, où toute sa vie se trouva bercée, et que ne comblera jamais le vide de sa mort, les circonstances de sa jeunesse, dont l'enfance de Poil de Carotte n'est, on le sait, qu'un évocation non amplifiée, expliquent assez cette formation d'un tempérament pessimiste: sans parler de quelque hérédité, qui y a concouru. Sa raison eut raison de ces influences délétères; et tant de tendresse, autour de lui, écarta les revenants. Mais il y fallait un effort sans cesse renouvelé. - Il se recréa de la tranquillité d'âme, de la confiance, de la joie; mieux, il en créa auprès de lui.
Il pensait d'ailleurs qu'un petit jardin, où ne poussent que des roses de choix, sur des arbustes soigneusement taillés, vaut mieux que cent hectares de parc, ensemencés au hasard de plantes désordonnées et de fleurs capricieuses.
Le même tenace et constant labeur qui le harcelait dans son art, il le mettait à dominer sa nature, à équilibrer sa vie et son humeur, à diriger sa conduite. - une sensibilité extrêmement, j'allais dire atrocement vive, comme la sienne, ne prédispose pas un être au calme, ni à l'impartialité, ni au bonheur. Elle mènerait aisément celui qui ne réagirait pas sans cesse contre elle à devenir morose, quinteux, taciturne, et à exercer autour de lui une tyrannie accablante ou désolée.
Avant que le plus confiant amour lui eût assuré le douceur d'un foyer incomparablement calme et tendre, où toute sa vie se trouva bercée, et que ne comblera jamais le vide de sa mort, les circonstances de sa jeunesse, dont l'enfance de Poil de Carotte n'est, on le sait, qu'un évocation non amplifiée, expliquent assez cette formation d'un tempérament pessimiste: sans parler de quelque hérédité, qui y a concouru. Sa raison eut raison de ces influences délétères; et tant de tendresse, autour de lui, écarta les revenants. Mais il y fallait un effort sans cesse renouvelé. - Il se recréa de la tranquillité d'âme, de la confiance, de la joie; mieux, il en créa auprès de lui.
J'admirai souvent que ce sceptique, cet observateur sans illusion, acharné à voir clair en soi comme dans les autres, montrât un sécurité volontairement paisible à l'égard de la vie, et que, assailli de doutes, tourmenté de soucis, (soucis d'argent, pour la plupart, lui qui passait pour riche), il s'obstinât bravement, presque naïvement, à faire bon visage à l'existence, à affirmer sa foi dans l'homme et sa foi dans l'avenir.
Comme il arrive presque nécessairement à ceux qui, ayant passé par la souffrance, ne se laissent pas leurrer par la vie mais ont pris leur parti de vivre, l'ironie fut chez lui la revanche et le recours d'une mélancolie foncière, trop sage pour gémir et trop tenace pour abdiquer.
Suite demain.
(Maurice Pottecher, Les Cahiers d’aujourd’hui, n°7, octobre 1913.)
Comme il arrive presque nécessairement à ceux qui, ayant passé par la souffrance, ne se laissent pas leurrer par la vie mais ont pris leur parti de vivre, l'ironie fut chez lui la revanche et le recours d'une mélancolie foncière, trop sage pour gémir et trop tenace pour abdiquer.
Suite demain.
(Maurice Pottecher, Les Cahiers d’aujourd’hui, n°7, octobre 1913.)
lundi 11 mars 2013
Jules Renard vu par Maurice Pottecher 4/7
Suite d'hier.
Je me souviens de lui comme d'un compagnon avec qui l'on n'eut jamais de
préoccupation basse ni de pensée douteuse. Son originalité ne me
paraissait pas moins grande et d'un rare prix, quand je considérais en
lui, un talent entièrement personnel et reconnu aussitôt comme classique
dans l'anarchie de la littérature contemporaine, et un caractère d'une
probité assez ferme pour imposer aux plus défaillants le respect de la
probité.
Cette appréhension terrible en face de l’œuvre à entreprendre, ce recul de l'idée devant la plume, qui le tenaient parfois plusieurs jours, hésitant et pantelant, à sa table de travail, sans qu'il se décidât à écrire, tantôt il l'avouait non sans fierté, comme un témoignage de son extrême conscience artistique; tantôt il en éprouvait une sorte de honte et de remords, n'étant plus assuré si c'était chez lui la condition de sa force ou le signe de son infirmité. "qui sait? Peut-être suis-je simplement un paresseux?" disait-il.
Un paresseux? Lui qui n'a jamais rien distrait de sa vie à ce labeur douloureux qu'il préférait à toutes les jouissances de la fortune, à toutes les promesses mêmes du succès facile, de la célébrité rapide. Paresseux? Mais chez lui, l'idée du travail ne pouvait se séparer, à son insu, de l'idée de plaisir. Plus d'une fois je l'ai entendu s'écrier, quand il découvrait quelque attrayant paysage, un pli de coteau ombragé d'arbres, un bouquet de sapins mirant dans l'eau le velours de leurs draperies:
- Quel bon cabinet de travail on se ferait ici!
Il savait ses limites. - Sans doute, pas plus qu'à nul homme, sûr de sa force intérieure et qui la bande vers le but, il ne lui convenait n'arrêter son regard sur les horizons qu'il n'atteindrait pas. Mais son besoin de vérité et la sincérité sévère de son analyse ne lui eussent pas permis d'ignorer que son champ avait des bornes et n'embrassait pas tout l'univers: moins encore de feindre qu'il l'ignorait, il disait:
- Ma terre est circonscrite; mais je la cultive pour lui faire rendre tout ce qu'elle peut donner.
Suite demain.
Suite demain.
(Maurice Pottecher, Les Cahiers d'Aujourd'hui, n°7, octobre 1913.)
dimanche 10 mars 2013
Journal du 10 mars 1906
Académie Goncourt. Oui, j'accepte, si je ne suis pas forcé de dire à tous mes collègues qu'ils ont du talent.
Jules Renard vu par Maurice Pottecher 3/7
Suite d'hier.
Discours, musiques, banquet, illuminations, rien n'a manqué au programme, pas même la présence d'un ministre; et l'on pouvait admirer dans le cortège, à côté du képi brodé d'argent d'un préfet, le képi brodé d'un général. La politique ne perdit pas l'occasion de s'y faire une place aux côtés et peut-être aux dépens de la littérature: mais après tout, dirait-elle, je n'étais pas une intruse. L'auteur de la Bigote, qui est aussi celui des Mots d'écrit, ne prétendit pas l'exclure de sa vie. Messieurs les curés le savent bien: et ils s'en souviennent. Seulement, mon ami, vous l'entendiez un peu plus librement, et vous en tiriez moins de profit personnel que les politiciens qui se réclament aujourd'hui de votre autorité littéraire.
Discours, musiques, banquet, illuminations, rien n'a manqué au programme, pas même la présence d'un ministre; et l'on pouvait admirer dans le cortège, à côté du képi brodé d'argent d'un préfet, le képi brodé d'un général. La politique ne perdit pas l'occasion de s'y faire une place aux côtés et peut-être aux dépens de la littérature: mais après tout, dirait-elle, je n'étais pas une intruse. L'auteur de la Bigote, qui est aussi celui des Mots d'écrit, ne prétendit pas l'exclure de sa vie. Messieurs les curés le savent bien: et ils s'en souviennent. Seulement, mon ami, vous l'entendiez un peu plus librement, et vous en tiriez moins de profit personnel que les politiciens qui se réclament aujourd'hui de votre autorité littéraire.
C'est là encore une concession sociale à laquelle nos mânes doivent se résigner: les partis accaparent, quand nous ne pouvons plus nous défendre, ceux d'entre nous qui répugnèrent le plus à se laisser, vivants, enrégimenter dans un parti. Toutefois vous n'auriez pas trouvé mauvais qu’on célébrât, devant votre image, la République, le progrès social et l'instruction laïque, ferme et décidé républicain que vous fûtes; et même il vous plairait assez, j'imagine, de savoir que l’École primaire fut largement représentée à la fête, - ne fût-ce que pour faire grogner un peu la chaire.
Vous ne me reprocheriez pas, je pense, d'avoir manqué à un engagement, en ne mêlant pas ma voix, ce jour-là, à celles du maître et des amis qui vous célébraient. Qu'aurais-je ajouté à leurs éloges? Ce que je pouvais dire, pour faire estimer davantage encore l'écrivain de qui je ne saurais séparer l'homme, est peu fait pour la place publique. La discrétion d'un confidence, livrée à quelques auditeurs attentifs et capables de la comprendre, convient mieux à l'idée que nous nous faisions l'un et l'autre de l'amitié. La nôtre n'était fondée ni sur des intérêts communs, ni sur une admiration mutuelle et sans réserve.
Nous savions nous faire crédit de ce que, dans notre double effort vers un idéal d'art, chacun de nous n'eût pas entièrement compris ou approuvé dans l'autre, et même des défauts que nous nous connaissions. Il nous suffisait d'accorder notre conscience, de connaître notre sincérité.
Suite demain.
(Maurice Pottecher, Les Cahiers d'aujourd'hui, n°7, octobre 1913.)
samedi 9 mars 2013
Jules Renard vu par Maurice Pottecher 2/7
Suite d'hier.
- Je ne manquerai pas de faire connaître ce désir à vos concitoyens, quand la minute sera venue, et si je suis encore là; car je suppose bien que vous ma le communiquez avec cette intention?
Selon son habitude, quand il se moquait ainsi, son visage gardait un air sérieux; mais ses yeux avaient une petite lueur qui éclairait et rendait amicale son ironie.
- Et je vous charge aussi de prononcer mon éloge funèbre, lui dis-je, moitié plaisant, moitié sérieux. Je ne suis pas sûr qu'il ne s'y glissera pas quelques critiques, mais je suis certain qu'il n'y aura pas de fautes de français.
- C'est entendu, et à charge de revanche, si je pars le premier.
Il est parti le premier, trop tôt, bien trop tôt. Et voilà qu'aujourd'hui, ma prédiction déjà se réalise.
Vous l'avez, Jules Renard, votre monument de pierre et de bronze, au haut duquel le sculpteur a essayé de ressusciter votre insaisissable sourire, que la mort avait si terriblement figé. Il vous a, grâce à Dieu, épargné la redingote. Des poules de pierre blanche tendent le bec aux pieds du petit Poil de Carotte qui rappelle à la fois votre douloureuse enfance et la plus célèbre de vos œuvres; elles se trouveront, comme le dit votre bon "disciple", Henri Bachelin, mêlées aux vrais cocottes de chair et de plume qui viendront picorer sur cette petite place, derrière l'église, dont l'ombre, par derrière, s'étendra chaque soir pour vous prendre; mais vous ne la verrez pas, car vous lui tournez le dos. Et c'est dans votre village nivernais, au milieu de vos concitoyens, - de vos administrés, Monsieur le Maire, - que votre image habitera.
De tous les hommages que l'on pouvait vous rendre, c'est celui-là qui vous convenait le mieux et contre lequel vous n'auriez pas voulu vous défendre; je n'entends pas en moi votre ombre, railleuse et tendre, se plaindre. J'ai cru la voir pincer les lèvres et prendre des notes, à quelques détails de la cérémonie; mais en somme, elle a approuvé. C'est sur cette terre paysanne qu'il vous fallait, Parisien adopté par Paris, rattacher la dernière de vos racines, celle que la vie de l'art maintient entre l'écrivain et l’œuvre, quand la mort a tout élagué. C'est de cette terre que vous tiriez le meilleur de votre originalité, le plus sûr de votre force; et c'est elle qui gardait le meilleur de votre amour.
Suite demain.
(Maurice Pottecher, Les Cahiers d'aujourd'hui, n°7, octobre 1913.)
- Et je vous charge aussi de prononcer mon éloge funèbre, lui dis-je, moitié plaisant, moitié sérieux. Je ne suis pas sûr qu'il ne s'y glissera pas quelques critiques, mais je suis certain qu'il n'y aura pas de fautes de français.
- C'est entendu, et à charge de revanche, si je pars le premier.
Il est parti le premier, trop tôt, bien trop tôt. Et voilà qu'aujourd'hui, ma prédiction déjà se réalise.
Vous l'avez, Jules Renard, votre monument de pierre et de bronze, au haut duquel le sculpteur a essayé de ressusciter votre insaisissable sourire, que la mort avait si terriblement figé. Il vous a, grâce à Dieu, épargné la redingote. Des poules de pierre blanche tendent le bec aux pieds du petit Poil de Carotte qui rappelle à la fois votre douloureuse enfance et la plus célèbre de vos œuvres; elles se trouveront, comme le dit votre bon "disciple", Henri Bachelin, mêlées aux vrais cocottes de chair et de plume qui viendront picorer sur cette petite place, derrière l'église, dont l'ombre, par derrière, s'étendra chaque soir pour vous prendre; mais vous ne la verrez pas, car vous lui tournez le dos. Et c'est dans votre village nivernais, au milieu de vos concitoyens, - de vos administrés, Monsieur le Maire, - que votre image habitera.
De tous les hommages que l'on pouvait vous rendre, c'est celui-là qui vous convenait le mieux et contre lequel vous n'auriez pas voulu vous défendre; je n'entends pas en moi votre ombre, railleuse et tendre, se plaindre. J'ai cru la voir pincer les lèvres et prendre des notes, à quelques détails de la cérémonie; mais en somme, elle a approuvé. C'est sur cette terre paysanne qu'il vous fallait, Parisien adopté par Paris, rattacher la dernière de vos racines, celle que la vie de l'art maintient entre l'écrivain et l’œuvre, quand la mort a tout élagué. C'est de cette terre que vous tiriez le meilleur de votre originalité, le plus sûr de votre force; et c'est elle qui gardait le meilleur de votre amour.
Suite demain.
(Maurice Pottecher, Les Cahiers d'aujourd'hui, n°7, octobre 1913.)
vendredi 8 mars 2013
Journal du 8 mars 1898
Est-ce que, mort, mon père ne me soutire pas par les pieds l'énergie que j'avais?
Jules Renard vu par Maurice Pottecher 1/7
Au monument de Jules Renard
Il me dit un jour, devant un paysage montagnard dont la douceur un peu grave l'enchantait, sans lui faire oublier ni dépriser les tranquilles coteaux de sa Nièvre:
- Ça vous amuserait, vous, qu'on vous élevât un jour une statue? (On venait d'inaugurer je ne sais plus quel grand homme en marbre, et les journaux étaient pleins de cette gloire.) Voilà un honneur que je n'envie pas. D'abord, c'est généralement très vilain, ces monuments...S'imaginer soi-même, d'avance transformé en un de ces bonshommes de pierre qui ont des redingotes en métal jaune ou des pantalons de pierre plus raides que le pantalon de M. Lepic, quand il revenait de la chasse par les temps boueux; et penser qu'on restera là, un siècle, deux siècles, peut-être davantage, les bras croisés d'un air glorieux ou le menton appuyé pensivement dans la main, à attendre que la pluie vous lave le nez blanchi par la fiente des oiseaux...les pigeons sont si respectueux. - Quel rêve excitant! Et puis, il y a les cérémonies officielles, les discours, la musique avec la grosse caisse, des éloges à la fois insuffisants et outrés, des métaphores banales.. Si encore on pouvait choisir son apologiste! Mais on risque de tomber très mal; par exemple...( Il cita des noms, que je passe). Croyez-vous que ça doive être agréable de s'entendre louer, sans pouvoir rien dire, par un orateur qui fait des fautes de français,
Et puis, et puis, tant de gens qui s'en fichent, des admirateurs qui n'ont jamais lu une ligne de vous, des curieux qui viennent là pour voir le député ou le ministre, de la poussière, des vanités...Cette forme de l’immortalité vous semble-t-elle souhaitable? Pour moi, je me tiendrai bien plus satisfait de laisser ma mémoire en quelques pages, quelques lignes même de bonne prose solide, fixées dans les anthologies.
- Pourtant, lui dis-je en le taquinant, si mêlés que soient ces honneurs, il vous faudra bien les subir. On ne vous demandera même pas votre avis. L'écrivain appartient au public par ce seul fait que ce qu'il écrivit, il le fit imprimer. Je vois aussi bien que vous tout ce qu'il y a de blessant pour notre sensibilité dans ce cérémonial des glorifications funèbres: l'enterrement de Victor Hugo nous a montré comment la mascarade se mêlait au triomphe. Peut-être, négligeant tout ce qui ne pourra plus alors toucher nos nerfs délicats, devrions-nous ne retenir de ces honneurs que la considération d'une force, considérée par des hommes comme bienfaisante, qui s'impose à leur souvenir.
La statufication - pour employer ce terme affreux - m'inspirerait autant de répugnance qu'à vous -même, à supposer que mon ambition y pût jamais prétendre; et je me sentirais d'avance mal à l'aise sur un socle, au milieu d'une place publique. Et cependant, il ne me déplairait pas, je vous l'avoue, si je méritais de ne pas périr tout entier, que mon souvenir fût conservé discrètement, par quelque marque sensible, dans un coin de ces forêts où je me suis promené souvent, sur le granit d'une roche que ne visiterait pas tout le monde. C'est peut-être une faiblesse: mais je ne suis pas insensible à la pensée qu'un témoignage d'affection pût m'être rendu, sur ma petite terre natale, par des hommes que j'aurais aimés.
Suite demain.
(Les Cahiers d'aujourd'hui, n°7, octobre 1913.)
Et puis, et puis, tant de gens qui s'en fichent, des admirateurs qui n'ont jamais lu une ligne de vous, des curieux qui viennent là pour voir le député ou le ministre, de la poussière, des vanités...Cette forme de l’immortalité vous semble-t-elle souhaitable? Pour moi, je me tiendrai bien plus satisfait de laisser ma mémoire en quelques pages, quelques lignes même de bonne prose solide, fixées dans les anthologies.
- Pourtant, lui dis-je en le taquinant, si mêlés que soient ces honneurs, il vous faudra bien les subir. On ne vous demandera même pas votre avis. L'écrivain appartient au public par ce seul fait que ce qu'il écrivit, il le fit imprimer. Je vois aussi bien que vous tout ce qu'il y a de blessant pour notre sensibilité dans ce cérémonial des glorifications funèbres: l'enterrement de Victor Hugo nous a montré comment la mascarade se mêlait au triomphe. Peut-être, négligeant tout ce qui ne pourra plus alors toucher nos nerfs délicats, devrions-nous ne retenir de ces honneurs que la considération d'une force, considérée par des hommes comme bienfaisante, qui s'impose à leur souvenir.
La statufication - pour employer ce terme affreux - m'inspirerait autant de répugnance qu'à vous -même, à supposer que mon ambition y pût jamais prétendre; et je me sentirais d'avance mal à l'aise sur un socle, au milieu d'une place publique. Et cependant, il ne me déplairait pas, je vous l'avoue, si je méritais de ne pas périr tout entier, que mon souvenir fût conservé discrètement, par quelque marque sensible, dans un coin de ces forêts où je me suis promené souvent, sur le granit d'une roche que ne visiterait pas tout le monde. C'est peut-être une faiblesse: mais je ne suis pas insensible à la pensée qu'un témoignage d'affection pût m'être rendu, sur ma petite terre natale, par des hommes que j'aurais aimés.
Suite demain.
(Les Cahiers d'aujourd'hui, n°7, octobre 1913.)
jeudi 7 mars 2013
Leçon d'histoire au temps de Jules Renard
En revanche, il y avait un terrain sur lequel ce que disait M. de Charlus était aveuglement cru et exécuté par Morel... Le terrain où Morel devenait si crédule et était si docile à son maître, c'était le terrain mondain... "Il y a un certain nombre de familles prépondérantes, lui avait dit M. de Charlus, avant tout les Guermantes, ... Quant à tous les petits messieurs qui s'appellent marquis de Cambremerde ou de Vatefairefiche, il n'y a aucune différence entre eux et le dernier pioupiou de votre régiment. Que vous alliez faire pipi chez la comtesse Caca ou caca chez la baronne Pipi, c'est la même chose.Vous aurez compromis votre réputation et pris un torchon breneux comme papier hygiénique. Ce qui est malpropre."
Morel avait recueilli pieusement cette leçon d'histoire, peut-être un peu sommaire; il jugeait les choses comme s'il était lui même un Guermantes et souhaitait une occasion de se trouver avec les faux La Tour d'Auvergne pour leur faire sentir par une poignée de main dédaigneuse, qu'il ne les prenait guère au sérieux.
Quant aux Cambremer, justement voici qu'il pouvait leur témoigner qu'ils n'étaient pas "plus que le dernier pioupiou de son régiment". Il ne répondit pas à leur invitation, et le soir du dîner s'excusa à la dernière heure par un télégramme, ravi comme s'il venait d'agir en prince du sang.
(Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe, Folio classique, p. 475-476.)
mercredi 6 mars 2013
Journal du 6 mars 1903
Théâtre. La petite vieille assise sur son strapontin et qui m'intéressait parce que je lui avais marché sur le pied. Au dernier acte de L'Indiscret elle s'est approchée de la rampe, et, pour donner encore un rappel à l'auteur, ou à l'actrice dont elle est la mère, elle s'est mise à frapper dans ses vieilles petites mains, coudes serrés, tête penchée pour écouter si on la suivait. C’était touchant.
Elle a eu un rappel.
mardi 5 mars 2013
Génèse de la "Demande" 3/3
Suite d'hier.
Le sort avait désigné le premier tour à Renard. Il va sans dire que je ne l'écoutai pas moins curieusement que Bosdeveix. J'avoue que, déjà, je me vis distancié; et Dieu sait que j'applaudis, d'ailleurs, de tout mon cœur.
- Ne m'influencez pas! protesta Bosdeveix, et lisez à votre tour.
Je lus, mais sans confiance aucune et, par suite, assez mal, à mon gré. Et je jure que grande fut ma surprise quand notre juge, sans aucunement balancer, déclara que la Demande Renard le devait céder à la Demande Docquois!
Le condamné se leva, ouvrit un tiroir, y rejeta son mince cahier et, cordialement, vint me serrer la main.
Pour moi, un peu confus de mon succès, je dis:
- Mon cher Renard, je ferai jouer d'abord la pièce en province. Nous irons la voir ensemble. Et, si le résultat ne vous paraît pas honorable, nous n'en reparlerons plus. J'ai, moi ausi, mon oubliette!
De fait, la pièce fut, en catimini, créée sur la scène du Théâtre municipal de Boulogne-sur-mer, le 25 janvier 1895. elle figurait sur les affiches entre la Veuve au Camélia (de Thiboust et Delacour)) et Miss Helyett; mais elle était annoncée comme comédie de MM. Jules Renaud et Georges Docquois! C'est en riant mélancoliquement que je me rappelle avoir, avec un bout de fusain, rectifié, sur tous les murs de la ville réservés à la publicité, la malencontreuse coquille qui estropiait le nom de mon collaborateur, qu'ensuite, le coeur plus léger, je m'en fus quérir à la gare.
À l'issue de la représentation, Jules Renard me dit:
- On peut très bien risquer l'aventure à Paris.
Le 13 avril suivant, je déposais le manuscrit à l'Odéon. Douze jours après (de telles choses sont rares), Marck et Desbeaux m'écrivaient: "Nous donnerons la Demande en novembre prochain."
La Demande ne fut point reprise à l'Odéon.
Mais, par un jeu assez extraordinaire du hasard, M. Georges Rolle, directeur du théâtre Déjazet, en fit une exhumation pour ses intéressantes matinées du jeudi, il y a deux ans, à l'heure même où s'éteignait celui dont on a hier acclamé le souvenir à la Comédie-Française.
(Georges Docquois, Le Figaro, 27 mai 1912.)
De fait, la pièce fut, en catimini, créée sur la scène du Théâtre municipal de Boulogne-sur-mer, le 25 janvier 1895. elle figurait sur les affiches entre la Veuve au Camélia (de Thiboust et Delacour)) et Miss Helyett; mais elle était annoncée comme comédie de MM. Jules Renaud et Georges Docquois! C'est en riant mélancoliquement que je me rappelle avoir, avec un bout de fusain, rectifié, sur tous les murs de la ville réservés à la publicité, la malencontreuse coquille qui estropiait le nom de mon collaborateur, qu'ensuite, le coeur plus léger, je m'en fus quérir à la gare.
À l'issue de la représentation, Jules Renard me dit:
- On peut très bien risquer l'aventure à Paris.
Le 13 avril suivant, je déposais le manuscrit à l'Odéon. Douze jours après (de telles choses sont rares), Marck et Desbeaux m'écrivaient: "Nous donnerons la Demande en novembre prochain."
La Demande ne fut point reprise à l'Odéon.
Mais, par un jeu assez extraordinaire du hasard, M. Georges Rolle, directeur du théâtre Déjazet, en fit une exhumation pour ses intéressantes matinées du jeudi, il y a deux ans, à l'heure même où s'éteignait celui dont on a hier acclamé le souvenir à la Comédie-Française.
(Georges Docquois, Le Figaro, 27 mai 1912.)
lundi 4 mars 2013
Génèse de la "Demande" 2/3
Suite d'hier.
Je voulus, aussitôt, battre en retraite.
Je voulus, aussitôt, battre en retraite.
- Attendez donc! s'écria Renard, une idée me vient... Mais vous y prêterez-vous?
- Dites toujours.
- Eh bien, voici: à la vérité, le tableau que j'ai tiré de la Demande ne me satisfait pas entièrement. Je n'ai, jusqu'à présent, osé le montrer à personne. Faites donc la pièce, vous aussi, de votre côté. Quand vous l'aurez finie, avisez m'en. Nous prendrons rendez-vous. Je vous lirai la mienne; après quoi, vous me lirez la vôtre. Mon ami Eugène Bosdeveix assistera à ces deux lectures et donnera la palme à celui des deux essais qu'il estimera le meilleur. Si vous sortez vainqueur de la joute, je rejette ma Demande aux profondeurs du tiroir qui lui sert d'oubliettes; et c'est le vôtre, alors, qui deviendra la nôtre!
L'arrangement ainsi proposé n'avait en soi rien de très tentant: mais l'originalité m'en séduisit. J'acquiesçai, résigné, par avance, à mettre au feu ma version, si, par maladresse, elle ne devait point obtenir l'agrément dudit bosdeveix.
Mais, pour commencer, quel était cet arbitre au nom étrange?
Jules Renard me le décrivit en ces propres termes:
- Il a un durillon au bout de l'index gauche, la lèvre supérieure sèche, stérile, ou ravagée, et des cheveux droits sur la peau bien tendue d'un crâne plein partout. Il rêve un théâtre où s'agiteraient des bonshommes de vingt-cinq mètres! Gai, il a écrit l'Angoisse, un livre désespéré; et il chante toutes les chansons de Bruant, plus une! Il étudie l’œil du hibou, afin d'en fabriquer un semblable, qui permettra d'y voir la nuit. Enfin, il lit Baruch de Spinoza, Spencer et Bain!
On comprend qu'à ce signalement je ne devais être qu'à moitié rassuré. Je fis, pourtant, bonne contenance et tins, tout de même, le marché conclu.
Au demeurant, Eugène Bosdeveix était un être fort rationnel. Le jour de nous écouter venu, il nous écouta avec l'attention la plus sage et la plus réservée.
Suite demain.
(Georges Docquois, Le Figaro, 27 mai 1912.)
dimanche 3 mars 2013
Génèse de la "Demande" 1/3
Une pièce de Jules Renard
Deux ans, presque jour pour jour, après la mort de Jules Renard, Poil de Carotte fait son entrée à la Comédie-Française: en honorant la mémoire d'un de nos écrivais les plus regrettés, la maison de Molière se fait, du même coup, grand honneur.
Il est entendu que Poil de Carotte reste et restera le chef d’œuvre de l'auteur de ces Histoires naturelles qui sont si vite devenues un classiques!
Le Plaisir de rompre, Le Pain de ménage, Monsieur Vernet et La Bigote semblent, avec Poil de Carotte, résumer tout l'effort dramatique de Jules Renard. Dans la nomenclature qu'il plaçait, selon l'usage, en tête de ses livres, il n'en figure, en efet, pas d'autre.
Pourtant, il y en a une autre; et cette autre, c'est La Demande, qui fut sa première manifestation au théâtre et dont voici l'histoire:
En 1892, le secrétaire de la rédaction de l'hebdomadaire Art et Critique, de Jean Jullien, consacrait dans cette revue, quelques lignes de chaleureux éloge à l’Écornifleur, qui venait de paraître. Touché du procédé, Jules Renard voulut faire la connaissance du signataire de l'article.
Quelques jours après, notre ami commun Marcel Schwob nous présentait l'un à l'autre et Renard m'offrait un des exemplaires, déjà très rares à ce moment, de ses Sourires pincés.
Il y a, là dedans, le roman navrant d'une pauvre laideronne de village qui, sur la foi des arrangements de son père (un fermier cossu), se croit, enfin, demandée en mariage, et s'aperçoit - après une manière de repas de fiançailles au cours duquel le prétendu ne lui a pas adressé une parole de tendresse - que c'est sa jolie sœur cadette que le galant recherchait...
Vivement frappé par cette émouvante figure de sacrifiée, en qui je trouvais comme une première ébauche de Poil de Carotte, je dis à Renard, dès notre première rencontre:
- Il y a dans La Demande matière à un acte très intéressant: voulez-vous m'autorisez à l'en tirer?
- C'est que, répondit Renard, je l'ai déjà fait moi-même.
Suite demain.
(Georges Docquois, Le Figaro, 27 mai 1912.)
samedi 2 mars 2013
Hirondelle
Hirondelle qui vient de la nue orageuse
Hirondelle fidèle, où vas-tu ? Dis-le-moi.
Quelle brise t’emporte, errante voyageuse ?
Écoute, je voudrais m’en aller avec toi,
Bien loin, bien loin d’ici, vers d’immenses rivages,
Vers de grands rochers nus, des grèves, des déserts,
Dans l’inconnu muet, ou bien vers d’autres âges,
Vers les astres errants qui roulent dans les airs.
Ah ! laisse-moi pleurer, pleurer, quand de tes ailes
Tu rases l’herbe verte et qu’aux profonds concerts
Des forêts et des vents tu réponds des tourelles,
Avec ta rauque voix, mon doux oiseau des mers.
Hirondelle aux yeux noirs, hirondelle, je t’aime !
Je ne sais quel écho par toi m’est apporté
Des rivages lointains ; pour vivre, loi suprême,
Il me faut, comme à toi, l’air et la liberté.
Quelle brise t’emporte, errante voyageuse ?
Écoute, je voudrais m’en aller avec toi,
Bien loin, bien loin d’ici, vers d’immenses rivages,
Vers de grands rochers nus, des grèves, des déserts,
Dans l’inconnu muet, ou bien vers d’autres âges,
Vers les astres errants qui roulent dans les airs.
Ah ! laisse-moi pleurer, pleurer, quand de tes ailes
Tu rases l’herbe verte et qu’aux profonds concerts
Des forêts et des vents tu réponds des tourelles,
Avec ta rauque voix, mon doux oiseau des mers.
Hirondelle aux yeux noirs, hirondelle, je t’aime !
Je ne sais quel écho par toi m’est apporté
Des rivages lointains ; pour vivre, loi suprême,
Il me faut, comme à toi, l’air et la liberté.
(Louise Michel)
vendredi 1 mars 2013
Jules Renard critique littéraire
Le Roman en
France pendant le XIXe siècle
par Eugène
Gilbert (Plon).
La
plus amusante façon, je crois, de lire ce relevé de la littérature romanesque
en France au XIXe siècle, c'est de parcourir la table, de choisir un nom et de
se reporter au texte. A la fin, tout y passe, et, le livre feuilleté comme un
album, il faut savoir gré à M. E. Gilbert :
1° D'admirer notre littérature, et d'aimer presque tous ses littérateurs. M. Gilbert n'a pas la dent dure. Il ne se fâche contre Rachilde, par exemple, qu'au nom de la morale. Ça ne froisse personne.
2° D'être souvent mieux informé que nous. Il cite comme des inséparables Lavedan, Gyp, Hervieu et M. Rabuson. Je connais les trois premiers, d'un bout à l'autre. Je piocherai le dernier.
3° De rester de bonne foi, quand il est moins bien informé. Et je suis sûr qu'il ne tardera guère à tirer Marcel Schwob « des cohortes de l'armée psychologique » pour le mettre à part, dans son cœur, très haut. De même, s'il avait lu Le et non La Vierge d'Alfred Vallette, ils lui accorderait une pleine page de gratitude.
4° De multiplier les divisions et les subdivisions, en sorte que chaque auteur classé, s'il se trouve mal du genre d'espèce auquel il appartient, sait ce qu'il doit écrire pour permuter.
5° D'avoir osé, patiemment, cette minutieuse revue littéraire dont le détail échappe à nos critiques si riches d'idées générales qu'ils n'ont que faire d'idées personnelles.
6° D'avoir parlé des « jeunes » qui n’avoue pas encore cinquante ans d'âge et vingt-cinq de service.
7° Et d'avoir cédé, dans sa conclusion, la parole à M. Marcel Prévost, ce qui laisse à tout le monde le droit de la reprendre, pour ne rien dire, d'ailleurs, de plus définitif.
1° D'admirer notre littérature, et d'aimer presque tous ses littérateurs. M. Gilbert n'a pas la dent dure. Il ne se fâche contre Rachilde, par exemple, qu'au nom de la morale. Ça ne froisse personne.
2° D'être souvent mieux informé que nous. Il cite comme des inséparables Lavedan, Gyp, Hervieu et M. Rabuson. Je connais les trois premiers, d'un bout à l'autre. Je piocherai le dernier.
3° De rester de bonne foi, quand il est moins bien informé. Et je suis sûr qu'il ne tardera guère à tirer Marcel Schwob « des cohortes de l'armée psychologique » pour le mettre à part, dans son cœur, très haut. De même, s'il avait lu Le et non La Vierge d'Alfred Vallette, ils lui accorderait une pleine page de gratitude.
4° De multiplier les divisions et les subdivisions, en sorte que chaque auteur classé, s'il se trouve mal du genre d'espèce auquel il appartient, sait ce qu'il doit écrire pour permuter.
5° D'avoir osé, patiemment, cette minutieuse revue littéraire dont le détail échappe à nos critiques si riches d'idées générales qu'ils n'ont que faire d'idées personnelles.
6° D'avoir parlé des « jeunes » qui n’avoue pas encore cinquante ans d'âge et vingt-cinq de service.
7° Et d'avoir cédé, dans sa conclusion, la parole à M. Marcel Prévost, ce qui laisse à tout le monde le droit de la reprendre, pour ne rien dire, d'ailleurs, de plus définitif.
(Jules Renard, Les Livres, Mercure de France, février 1896.)