BLOG AMOUREUX DE JULES RENARD

dimanche 18 novembre 2012

L'homme ligoté

Suite du 8 novembre.
C'est qu'aussi Renard n'a jamais vécu seul. Il appartenait à une "élite"; il se considérait comme un artiste. Cette notion d'artiste venait des Goncourt. Elle a leur cachet de bêtise prétentieuse et vulgaire. C'est tout ce qui reste du poète maudit de la grande époque: l'Art pour l'Art a passé par là. Ce qui pèse sur la tête de Renard et de ses amis, ce n'est plus qu'une malédiction blanche, embourgeoisée, confortable: non plus celle du solitaire  jeteur de sort, mais un signe d'élection.
Vous êtes maudit si vous avez une "cervelle" particulièrement friable et des nerfs en dentelle. Et, de fait, cette idée d' "artiste" n'est pas seulement la survivance dégradée d'un grand mythe religieux - celui du poète, vates - ; elle est surtout le prisme à travers lequel une petite société de bourgeois aisés et cultivés - qui écrivent - se saisissent et se reconnaissent comme l'élite de la IIIe République. Elle peut surprendre aujourd'hui: sans doute, Romain ou Malraux accorderaient-ils qu'ils sont des artistes, puisque enfin il est entendu qu'il y a un art d'écrire. Mais il ne paraît pas qu'ils se considèrent  eux-mêmes sous cet angle de vue.
Il s'est fait de nos jours - surtout après la guerre de 1914 - une division du travail plus poussée. L'écrivain contemporain se préoccupe avant tout de présenter à ses lecteurs une image  complète de la condition humaine. Ce faisant, il s'engage. On méprise un peu, aujourd'hui, un livre qui n'est pas un engagement. Quant à la beauté, elle vient par surcroît, quand elle peut. C'est la beauté et la jouissance d'art que Jules Renard met au premier rang de ses soucis. L'écrivain de 1895 n'est ni un prophète, ni un maudit, ni un combattant: c'est un initié. Il se distingue de la masse moins par ce qu'il fait que par le plaisir qu'il prend à le faire.C’est une volupté esthétique, fruit de ses nerfs "exquis", hypertendus, etc..., qui en fait un être d'exception. Et Renard se met en colère parce qu'un vieux violoniste prétend éprouver un plaisir d'art plus vif que les siens:
"Comparaison entre la musique et la littérature. Ces gens voudraient nous faire croire que leurs émotions sont plus complètes que les nôtres... J'ai peine à croire que ce petit bonhomme à peine vivant aille plus loin dans la jouissance d'art que Victor Hugo ou Lamartine, qui n'aimaient pas la musique."
A suivre.
(Jean-Paul Sartre, Situations I, Gallimard, 1947.)

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