jeudi 4 octobre 2012

Misia, Ravel et les Histoires naturelles 2/2

Suite d'hier.
C'était peut-être tout aussi bien. En dépit de l'interprétation pleine de sensibilité de la chanteuse, Jane Bathori, l'idée neuve de Ravel selon laquelle la mélodie devait imiter les inflexions du langage parlé allait être mal accueillie par le public français, fort conservateur. Misia, néanmoins, savait reconnaître un chef- d’œuvre quand elle en entendait un. Sans doute admira-t-elle les irisations lisztiennes, les sons liquides accompagnant l'histoire du cygne dont les nuages floconneux réfléchis dans l'étang éveillent les désirs, qui plonge le bec dans l'eau comme pour les mangers, puis relève le cou avec la grâce d'une femme dégageant son bras de sa manche, qui s'épuise à poursuivre des mirages. Va-t-il mourir de faim, victime de ses illusions?
Et Misia dut savourer les accords assourdis en staccato qui soulignent sèchement l'ironie de la conclusion de Jules Renard: "Mais qu'est-ce que je dis? Chaque fois qu'il plonge, il fouille du bec la vase nourrissante et ramène un vers. Il engraisse comme une oie."Mais l'idée vint-elle à Misia que Le Cygne était peut-être un malicieux portrait que Ravel faisait d'elle? Misia, dont la démarche glissante et les gestes gracieux évoquaient la sinueuse souplesse du cygne; Misia qui poursuivait le mirage nébuleux de l'art, gavée de la boue nourrissante de l'argent d'Edwards? En tout cas, elle fut sans nul doute ravie que "mon petit Ravel", comme elle l'appelait toujours, lui eût dédicacé cette nouvelle et extraordinaire mélodie.
Fin
(Arthur Gold, Misia: La vie de Misia Sert, Gallimard, 1981, p. 129-130)
Arthur Gold a recueilli les souvenirs de Misia qui avait été la femme de Thadée Natanson, ami de Jules Renard, avant d'épouser Alfred Edwards.

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