Suite d'hier.
Je l'ai connu et je peux dire que je l'ai aimé! Je ne l'ai pas aimé après l'avoir connu, je l'ai aimé avant. Vous savez ce qu'a été notre jeunesse, celle des hommes qui ont aujourd'hui mon âge, la jeunesse d'avant guère. Elle n'a pas été très reluisante! Nous avons eu, en grande partie, nos sentiments et nos idées, nourris par le croque-notes en question, par l'amertume de Becque et par les voluptueuses cadences inutiles de M. France. Il y avait évidemment le Dieu Barrès. Mais il était isolé par nature.
Aimant, comme je l'ai aimé, Jules Renard et croyant en lui, étant à cet âge, où l'art pour l'art existe, où il me semble...qu'on trahirait son ami pour une belle phrase, un jour que j'avais un manuscrit - j'étais fort jeune, vingt-quatre ou vingt-cinq ans- un manuscrit de théâtre qui était parfaitement absurde, mais dont l'absurdité me charmait, j'ai été tout droit le trouver. Je suis entré dans une petite pièce aussi étriquée que lui, oui, il m'a reçu sèchement, me disant simplement:
- Revenez dans huit jours. Au revoir, monsieur!
Rien de plus. Je me suis gardé de mon côté, de rien ajouter. Je suis revenu huit jours plus tard; il m'a lavé la tête, ah! j'en ai le souvenir pour la vie! - en grand honnête homme, d'ailleurs, qui se dit:
- Je ne connais pas cet adolescent; il m'est totalement indifférent, mais j'ai une vérité à lui dire; je la lui dis!
Il m'a démontré avec précision que mon manuscrit était la nullité même, et il m'a appris - voilà l'important - qu'il fallait réfléchir sur soi.
L'art, m'a-t-il dit, n'a aucun rapport avec la vie... (j'ai la phrase dans l'oreille!) Il s'agit de cette vie de tirer l'essentiel, c'est-à-dire... de l'essence! Vous m'apportez un manuscrit qui a cent cinquante pages: il faut qu'il soit réduit à trente, à vingt! Il faut faire du La Bruyère; il faut...faire le contraire de ce que vous faites... Il faut, surtout, réprimer vos élans.
Suite demain.
(René Benjamin, Conférencia, n°10, 1er mai 1926.)
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