BLOG AMOUREUX DE JULES RENARD

dimanche 30 septembre 2012

Journal du 30 septembre 1889

A la salle d'armes, un tas de marquis, de comtes. Ces gens-là vivent de leur nom comme d'autres de leur travail. Ils me produisent une forte impression. Plébéien, fils d'un paysan, je les crois tous imbéciles. Pourtant, ils m'imposent, et, quand je passe devant leurs tristes académies nues, je leur demande pardon avec timidité.

L'homme ligoté

Suite du 23 septembre.
Nous voici  ramenés par un autre chemin, celui qu'il appelle pompeusement son nihilisme, à notre point de départ: le pointillisme et la phrase conçue comme une œuvre d'art se suffisant à elle-même. Par le fait, si la nature humaine est avant tout désordre et désharmonie, il n'est désormais plus possible de composer des romans. Renard ne se lasse pas de répéter que le roman a fait son temps, puisqu'il nécessite un développement continu. Si l'homme n'est rien qu'une série hachée d'instants, mieux vaut faire des nouvelles: 
"Faire un volume avec des contes de plus en plus courts et intituler ça Le Laminoir."
A la limite, nous retrouverons la phrase. Renard, disait-on, finira par écrire: "La poule pond." La boucle est bouclée: dans cet univers instantané, où rien n'est vrai, où rien n'est réel que l'instant, la seule forme d'art possible est la notation. La phrase, qui se lit en un instant et qui est séparée des autres phrases par un double néant, a pour contenu l'impression instantanée que je cueille au vol. Aussi toutes la psychologie de Renard sera-t-elle de notations. Il s'examine, s'analyse, se surprend, mais toujours au vol. Tant pis pour lui: il note ses jalousies instantanées, ses envies puériles ou mesquines, les plaisanteries  qu'il lance pour faire rire la bonne; il acquiert à bon compte sa réputation de férocité. 
Mais quoi! c'est là ce qu'il a choisi de voir, ce qu'il  a choisi d'être à ses propres yeux. Et ce choix  fut dicté par des considérations d'esthétique, non par une résolution morale. Car enfin, il fut aussi un mari constant, à peu près fidèle, un bon père, un écrivain zélé.
C'est-à-dire qu'il a existé sur le plan que Kierkegaard nomme "de la répétition" et Heidegger "du projet"... Ces vagues mouvements de l'amour-propre comptent bien peu pour celui dont la vie est une entreprise. Et, d'une certaine manière, la vie de tout homme est une entreprise. La psychologie "rosse" n'est qu'une invention de littérateur. Pour avoir été résolument aveugle à l'aspect composé de son existence, à la continuité de ses desseins, Renard s'est manqué et nous a laissé de lui une image injuste: nos humeurs n'ont d'importance que si l'on y prend garde. Et nous ne devons pas le considérer ou le juger d'après ses humeurs, mais comme un homme qui a choisi de faire attention à ses humeurs.
A suivre.
(Jean-Paul Sartre, Situations I, Gallimard, 1947)

samedi 29 septembre 2012

Journal du 29 septembre 1897

Des hommes ont l'air de ne s'être mariés que pour empêcher leurs femmes de se marier avec d'autres.

Jules Renard conférencier

Quelque fois, je me pose cette question: qu'est-ce que tu as  bien pu faire pour qu'on te prenne pour un conférencier?
Je crois que c'est la faute à Michelet. C'était dans mon village, au siècle dernier, en 1898. On devait fêter à l'école le centenaire de Michelet. Vous vous rappelez les instructions du Ministre. L'institutrice, embarrassée, s'adressa à moi. Je passais vaguement dans mon village pour un homme de lettres. Le public ne m'effrayait pas, des parents et des gosses dont l'aîné n'avait pas plus que l'âge du certificat d'études. Il est vrai que les plus jeunes tétaient encore. Je me défiais de ceux-là.
J'eus une idée. Je fis mettre devant moi sur la chaise des sucres d'orge bien rouges. Ça faillit mal tourner. Quelques mioches, las d'attendre le sucre d'orge, se mirent à bouger, puis à crier, puis à hurler.
Agacé, je me tournai du côté du président, c'était M. le Maire, et je lui dis:
-Est-ce qu'on ne pourrait pas les faire sortir?
Mais M. le Maire me répond: 
- Non, non, ça va très bien comme ça. Allez! Allez!
Il avait l'air enchanté M. le Maire. Il faut vous dire que c'était un réactionnaire.
Je m'en tirais tout de même, et peut-être que le lendemain, quelque paysan à sa charrue répétait tout haut le nom de Michelet. Et ce fut bien la première fois qu'autour de ce paysan, de sa charrue, de ses chevaux, ce coin de nature nivernaise entendit le nom glorieux de Michelet.
Jules Renard
(Archives de la Nièvre, cote ms, 294/5)

vendredi 28 septembre 2012

Journal du 28 septembre 1899

Un lièvre, c'est gros, c'est lourd, et on est tout pâle, un peu comme si l'on venait de tuer un homme.

Cycle de conférences: Des animaux et des hommes

 Jacques Perrin, Président de l'association des Amis de Jules Renard et Agnès Perrin
Les représentations des animaux et des hommes dans la littérature
Ambigües et riches, les relations entre l'homme et l'animal révèlent aussi bien nos rapports sociaux que notre psyché profonde. L'animal, au cœur des mythes fondateurs et des stéréotypes littéraires n'est plus la "machine" que décrivait Descartes. Au fil du temps, il apparaît comme un véritable "frère" pour des écrivains aussi différents que Renard, Zola ou Colette, ou Céline qui dédicace son dernier livre... "aux animaux"!
Après avoir enseigné en classes préparatoires aux grandes écoles et à l'institut universitaire de formation des maîtres, Jacques-Louis Perrin est aujourd'hui critique littéraire. Agnès Perrin est professeur agrégée  de Lettres modernes à l'université Paris-Est Créteil. Sa conférence du 6 novembre permettra d'analyser la présence animalière dans les œuvres destinées aux enfants et de mieux comprendre comment cette présence peut être un passeur vers la littérature.
Jeudi 4 octobre: Bêtes et gens: regards croisés.
Jeudi 11 octobre: L'animal comme miroir 'déformant de l'homme.
Jeudi 18 octobre: Des "animaux-machines" aux animaux-frères".
Jeudi 25 octobre: Les animaux de Renard, Zola et Hugo. 
Jeudi 8 novembre: L'animal dans la littérature enfantine.
Jeudi 5 novembre: Bestiaires d'aujourd'hui.
18 h 30 au Centre culturel Atrium, 3 parvis Robert Schuman, 92370 CHAVILLE

jeudi 27 septembre 2012

Journal du 27 septembre 1902

Les mots ne doivent être que le vêtement, sur mesure rigoureuse, de la pensée.

Jules Renard vu par René Boylesve 3/3

L'art de Jules Renard
Suite d'hier.
L'originalité de sa poésie, je crois qu'elle vient de ce que cet homme a gardé vis-à-vis des gens et des choses, et par un rare privilège, la sensibilité et la tournure d'esprit des enfants. Il a leurs mots étonnants et leurs épithètes géniales. C'est ce qui fait qu'on sourit souvent en l'admirant, et ce sourire empêche certains de voir Renard aussi grand qu'il est. Il est grand non à la manière de ceux qui s’essoufflent pour atteindre le surhumain, il est grand par le don qu'il a de ressembler aux touts petits.
Tous les propos de Pierre, de Berthe, qui sont bien authentiques, qui n'ont pas été inventés par l'auteur des Bucoliques, et qui sont des propos typiques d'enfants, ne diffèrent pas essentiellement d'une page de Jules Renard prise au hasard. Quand il dit que le faux "a brusquement le hoquet sur un caillou", ou d'un canard "qu'il portait son bec comme une large barbe, au milieu du visage", ou de la pie: "en habit du matin au soir", ou du fruit du rosier sauvage qu'il se défend contre l'hiver et mourra le dernier " parce qu'il a un nom rébarbatif et du poil plein le cœur", est-ce que ce n'est pas  exactement la même langue savoureuse que celle de la petite Berthe, disant à sa maman: "Veux-tu que je prenne avec mes doigts, par la peau du cou, un pruneau cuit?", ou répondant au reproche de laisser tomber par terre les petits pois qu'elle écosse:
- Ce n'est pas ma faute. Quand j'ouvre leur petite cabine, ils sautent de joie.
Et lorsqu'il rend sensible, jusqu'à nous faire frissonner et sans recourir à aucune des joliesses ordinaires, la conversation qui s’éteint avec la lumière du jour: "La nuit, profitant de ce qu'on bavardait, s'est glissée, entre nous comme une chatte, et nos voix, comme des rats peureux, restent dans leur cachette de silence", ceci n'est-il pas presque d'un enfant, et n'est-ce pas d'un grand poète?
Fin.
(René Boylesve, Les Annales politiques et littéraires, 29 mai 1910)

mercredi 26 septembre 2012

Journal du 26 septembre 1902

Élargir ses yeux. Je vois Chaumot et Chitry. Cette année, je vois presque Marigny.  Il faut que, l'année prochaine, je voie Germenay. Si je comprenais tout entier - comme une photographie comprend les détails de la vue prise - ce coin du monde, je n'aurais pas perdu ma vie. 
Le soleil se couche, mais les arbres aussi, et le village. La route s'éteint, et les champs meurent dans une teinte grise. Quand le soleil ne se couche pas, la nature qui s'endort est plus émouvante
Si je deviens vieux, ma tristesse de chaque jour sera peut-être de me dire: "Peut-être que demain je ne verrai plus rien de tout cela?"
C'est l'eau qui, la dernière, ferme ses yeux pâles.
Le château ramène ses sapins autour de lui.
Le clocher se couche dans les vibrations de ses cloches.
L'arbre s'encapuchonne.
Des bœufs blancs se promènent comme s'ils cherchaient une place où dormir, bien enveloppés de leurs chemises blanches.
La rivière va se coucher plus loin.

Jules Renard vu par René Boylesve 2/3

 L'art de Jules Renard
Suite d'hier.
C'est d'un poète du village et de son peuple rugueux qu'il s'agit, ne l'oublions pas, et n'allons pas demander au maître de la dure Ragotte les enjolivements, les parfums, les guirlandes que le mot "poésie" évoque à l'esprit des jeunes filles. Ce dernier livre n'est pas fait pour elles. - La prose de Jules Renard, scandée  et martelée à l'égal de nos vers les plus parfaits, n'a pas ce bercement, cette suavité ni ces tours ingénieux qui nous charment chez d'autres écrivains très lettrés; c'est une prose nerveuse, dépouillée de souvenirs littéraires, jaillissant du sol comme une source fraîche; elle grince comme la pomme verte sous la dent des écolières, ou rebondit sous la main comme la branche d'où l'on a arraché le fruit. 
Cette écriture si travaillée ne sent pas l'écriture; si elle en offre parfois l'apparence, c'est qu'elle est elle-même un modèle, et qu'elle a déjà été imitée, - car l'influence de Jules Renard est féconde - mais que rappelle-t-elle de convenu? Aucun de nos plus jolis écrivains formés par l'antiquité grecque ne me rappelle les beaux fragments de L'Anthologie, autant que Jules Renard; mais, Jules Renard, ce n'est pas par la docilité à l'influence littéraire de l'antiquité qu'il rappelle L'Anthologie, c'est parce qu'il nous oblige à comparer une perfection, sa perfection à lui, qui est toute empirique, toute personnelle, toute de terroir.
Suite demain.
(René Boylesve, Les Annales politiques et littéraires, 29 mai 1910)

mardi 25 septembre 2012

Journal du 25 septembre 1889

Je lis roman sur roman, je m'en bourre, je m'en gonfle, j'en ai jusqu'à la gorge, afin de me dégoûter de leurs banalités, de leurs redites, de leur convenu, de leurs procédés systématiques, et de pouvoir faire autre.

Jules Renard vu par René Boylesve 1/3

 L'art de jules Renard
Il faut, pour bien goûter Jules Renard, consentir à admettre une littérature qui est l’antipode de notre romantisme, une littérature sans geste, sans "drapés" et sans cris, où tout se passe à l'intérieur. Jules Renard dans ses plus fortes pages, est l'auteur le moins propre à piquer la curiosité superficielle  et le plus sûrement destiné à retenir l'intérêt profond et durable. Ce n'est que moelle. On peut dire aussi que c'est de la littérature "d'homme"; avant tout, point de mensonges et point de mollesse. Il a écrit lui-même dès ses débuts: "Et, surtout, il ne faut jamais tricher." C'est de la littérature de témoin, sous la foi du serment.
Jules Renard est surtout connu par Poil de Carotte, sorte de tragi-comédie où l'amertume et le rire sont si étroitement mêlés qu'elle étonne, comme une œuvre sans pareille; et par ses Histoires Naturelles qui, si je suis bien informé, sont apprises par cœur dans les écoles, avec les fables de La Fontaine. La profusion d'images d'éclatantes couleur - à mon gré, parfois trop satisfaites d'elles-mêmes - dont le style de ce dernier livre est tout entier composé a procuré un si vif agrément chez les lecteurs de tout âge et de toute condition qu'une renommée quasi populaire a salué Jules Renard comme un de nos plus brillants humoristes. Quoique ce titre n'ait rien qui dépare, il ne semble pas juste dans le cas présent, et il offre le danger d’exalter les paillettes d'un très riche talent au détriment de l'âpre génie du poète qui a écrit le Vigneron dans sa vigne, les Bucoliques et Ragotte.
Suite demain.
(René Boylesve, Les Annales politiques et littéraires, 29 mai 1910)

lundi 24 septembre 2012

Journal du 24 septembre 1892

Il est dans la maison sur un doigt de pied.

Le déclin de l'inspiration

Tous ceux qui ont éprouvé ce qui s'appelle l'inspiration, connaissent cet enthousiasme soudain qui est le seul signe de l'excellence d'une idée qui nous vient et qui, à son apparition, nous fait partir au galop à sa suite et rend aussitôt les mots malléables,  transparents, se reflétant les uns les autres. 
Ceux qui ont connu cela une fois savent que toute idée, si juste qu'elle nous paraisse, toute conception, si ingénieuse qu'elle nous semble, ne vaut pas la peine d'être exprimée, et ils attendent que renaissent en nous ces transports qui sont le seul signe que ce que l'on va dire en vaut la peine et pourra plus tard jeter d'autres cœurs dans le même transport.
Aussi est-elle bien triste, l'époque où ces transports ne se renouvellent plus, où, à chaque idée qui nous vient, nous attendons en vain cet enthousiasme, ce renouvellement de la tête où toutes les cloisons semblent tomber et où aucune barrière, aucune rigidité n'est plus en nous, où toute notre substance semble une sorte de lave prête à être coulée, à recevoir telle forme qu'on voudra, sans que rien de nous ne subsiste et n'arrête.
(Marcel Proust, Essais et articles, Au temps de Jean Santeuil, Bibliothèque de la Pléiade, p.422.)

dimanche 23 septembre 2012

Un jour de septembre 1896

La rivière. Les roseaux, baïonnettes de régiments noyés. Bords spongieux où le soleil s'emplit d'eau. Trois lignes en éventail.

L'homme ligoté

Suite du 16 septembre.
La Vérité a disparu avec la Science. Il demeure des sciences et des vérités. Il faut avouer que ce pluralisme reste, chez Renard, bien fragile, puisqu'il admet en même temps le déterminisme. Le véritable pluralisme ne peut se fonder que sur une indétermination  partielle de l'univers et sur la liberté de l'homme. Mais Renard n'allait pas chercher si loin. 
Ni Anatole France, qui écrivait dans La Vie littéraire en 1891 (la phrase de Renard citée plus haut est de 1892): "... On a dit qu'il y avait des cerveaux à cloisons étanches. Le fluide le plus subtil qui remplit un des compartiments ne pénètre point les autres." Et comme un rationaliste ardent s'étonnait devant M. Théodule Ribot qu'il y eût  des têtes bien faites, le maitre de la philosophie expérimentale lui répondit avec un doux sourire: - "Rien n'est moins fait pour surprendre. N'est-ce pas, au contraire, une conception bien spiritualiste que celle qui veut établir l'unité dans une intelligence humaine? Pourquoi ne voulez-vous pas qu'un homme soit double, triple, quadruple?"
Cette page est précieuse en sa sottise, parce qu'elle nous montre que le pluralisme expérimental était expressément dirigé contre le rationalisme spiritualiste. Tout ce courant pessimiste devait aboutir aux Désharmonies de la nature humaine de Metchnikoff. Et c'est bien une étude des "Désharmonies de la Nature" que Renard souhaite entreprendre. Ainsi fournira-t-il une justification théorique de son goût exclusif pour les instantanés: 
"En morceaux, s'écrie-t-il, en petits morceaux, en tout petits morceaux.
A suivre.
Jean-Paul Sartre, Situation I, Gallimard, 1947)

samedi 22 septembre 2012

Journal du 22 septembre 1903

Dans le parc de Nevers, la vieille s'approche avec son panier de gâteaux secs.
- Merci, madame, dis-je.
- Oh! je ne vous en offre pas. Ce n'est pas assez bon pour vous. je viens seulement m’asseoir sur ce banc: je suis bien fatiguée. Aujourd'hui, j'ai fait quatre sous. (Un petit bonhomme vient acheter un gâteau d'un sou). Ça m'en fait cinq. Il a eu tort de prendre celui-là: l'autre est meilleur, mais ça ne se sait pas. J'ai été bien: j'avais 5000 francs chez un notaire. Il a tout emporté.
- il ne faut pas confier son argent aux notaires qu'on ne connait pas.
- Vous avez raison, monsieur. Après, je me suis cassé la jambe.
- En montant sur une échelle?
- Non: j'ai glissé par terre. Toutes les écoles vont être fermées: ça me fera bien du tort. Enfin, les maîtres sont les maitres, n'est-ce pas, monsieur? Vous venez de loin? Moi, je suis d'Avallon. Et vous, monsieur? Je suis indiscrète.
Je montre deux doigts à Marinette. Nous nous levons, Marinette donne. 
- Oh! que vous êtes bonne, madame!
Tu as donné dix sous?
- Oui, comme toujours.
- Je t'avais dis quarante.
Oh! j'avais compris deux, et je trouvais que c'était peu.
Pauvre vieille femme.

vendredi 21 septembre 2012

Journal du 21 septembre 1893

Le style, c'est ce qui fait dire au directeur, d'un auteur: "Oh! c'est bien de lui, ça!"

Jules Renard, mangeur de curés. 3/3

Suite d'hier.
Le mandement des évêques ne m'a point surpris. Car la loi de séparation a été trop douce et trop modérée. Aussi, les curés reparaissent-ils plus forts que jamais et aujourd'hui l'audace des évêques va jusqu'à dicter la volonté de ces derniers à ceux que le pays a désignés pour instruire des enfants et développer leur intelligence.
Il implore que le gouvernement fasse sentir d'une façon plus ferme encore son désir de demeurer maître chez lui, il faut qu'il le fasse sans hésitation, sans crainte, sans souci de froisser les responsabilités. Dans les villages, la volonté du curé pèse lourdement au sein des familles, et elle devient chaque jour plus exigeante, plus terrible, car les curés s'en prennent à la partie la plus ignorante et la moins forte de la population, aux femmes et aux enfants.
M. Marcel Boulenger, dans un article paru dans le Gil Blas, semblait douter de cette malfaisante influence dans la société riche. Mais qu'il aille voir dans nos villages ce que le clergé a fait des intelligences et des consciences qu'il a voulu diriger.
Fin
(Interview de Jules Renard par Marcel Imer, 1909. Bibliothèque de Nevers, cote ms. 174/5)

jeudi 20 septembre 2012

Journal du 20 septembre 1893

Je n'ai jamais d'entrain, dit-elle. Je symbolise l'amour qui baille.

Jules Renard, mangeur de curés. 2/3

Suite d'hier.
La femme ne doit pas avoir d'autre opinion que celle de son mari, mais les curés qui   auraient peut-être un beau rôle à jouer dans les villages, s'ils avaient conservé à leur mission son caractère purement évangélique, ont spéculé sur la sensibilité et l'ignorance féminines pour les rendre esclaves d'une dévotion superstitieuse qui n'a rien de commun avec la religion. 
Désormais, pour les bigotes le confessionnal  est comme le dernier salon où l'on cause à voix basse, et la porte du presbytère évoque dans leur esprit celle du paradis, qu'elles ne songent pas toujours à gagner.
Car les curés veulent autour d'eux le nombre et non la qualité; les personnalités leur importent peu. Ils veulent grouper devant leur soutane le plus d'individus possible et par n'importe quels moyens. Ils ont pour les paysans le plus profond mépris, et sont eux mêmes pour la plupart des ivrognes ou des débauchés. Je sais bien qu'il n'y a pas de saints parmi les curés, mais je voudrais bien que dans mon village l'évêque consentit à m'envoyer un curé qui fut simplement bon.
Suite demain.
Jules Renard.
(Interview de Jules Renard par Marcel Imer, 1909. Bibliothèque de Nevers, cote ms. 174/5)

mercredi 19 septembre 2012

Journal du 19 septembre 1904

La patrie, c'est toutes les promenades qu'on peut faire à pied autour de son village.

Jules Renard, mangeur de curés. 1/3

Il y a deux autorités, nous dit Jules Renard, dont les forces sont opposées dans tous les villages: celle du maire et celle du curé. Le curé s'applique à détruire avec méthode l’œuvre du maire. Comme il existe naturellement plusieurs partis dans la population villageoise, le curé est l'allié du châtelain. Or, le château a une école où, à ses frais, sont élevés des enfants du village, et voici déjà l'influence de l’Église établie d'une façon à peu près directe sur l'éducation de ces enfants.
Dans cette école, le délégué cantonal n'a pas le droit d'interroger les élèves et de prendre connaissance de leur manuels scolaires. A peine a-t-il celui d’inspecter les locaux et de voir si les règles de l'hygiène sont observées. Dans le village dont je suis le maire, il y a même une école de petites filles où ce sont des femmes qui instruisent et qui sont plus ou moins laïcisées. (Ce serait bien difficile de rechercher et de découvrir si elles le sont véritablement). Leur méthode d'instruction est fort simple: le catéchisme, des cantiques et l'histoire sainte. 
Quand par hasard l'inspecteur d'académie franchit le seuil de cet établissement, on a vite fait de cacher les livres et de déchirer les devoirs dont on ne tient pas à divulguer les sujets. Et c'est ainsi qu'on inculque aux enfants des notions étranges et des idées saugrenues, qu'on dénature le rôle et la personne de Jeanne d'Arc au point de les rendre contraires à toute possibilité historique, et que lorsqu'un jour on leur enseignera l'histoire de la terre au point de vue géologique, une stupeur envahira leur jeune cerveau, qui gardait de la création terrestre l'idée qu'il avait puisée dans l'étude du catéchisme.
Et dans le village se formeront et s'élèveront ainsi deux jeunesses qui un jour se rencontreront dans la vie.
Suite demain.
Jules Renard.
(Interview de Jules Renard par Marcel Imer, 1909. Bibliothèque de Nevers, cote ms. 174/5)

mardi 18 septembre 2012

Journal du 18 septembre 1906

La littérature a développé en moi, à mes risques, une sensibilité douloureuse.
Je ne suis peut-être pas trop mal armé pour donner des coups, mais je suis mal armé pour en recevoir. A la première insulte, autant par orgueil que par dépit, je me tiens coi.

Mon chien Pointu

On ne peut mettre Pointu dehors, par ce temps, et l'aigre sifflet du vent sous la porte l'oblige même à quitter le paillasson. Il cherche mieux et glisse sa bonne tête entre nos sièges. Mais nous nous penchons serrés, coude à coude, sur le feu, et je donne une claque à Pointu. Mon père le repousse du pied, maman lui dit des injures. Ma sœur lui offre un verre vide.
Pointu éternue et va voir à la cuisine si nous y sommes.
Puis, il revient, force notre cercle, au risque d'être étranglé par les genoux, et le voilà dans un coin de la cheminée.
Après avoir longtemps tourné sur place, il s'assied près du chenet et ne bouge plus. Il regarde d'un œil si doux qu'on le tolère.
Jules Renard
(Les Annales politiques et littéraires, 29 mai 1910)

lundi 17 septembre 2012

Les prisons au temps de Jules Renard

Il y a de cela quelques jours, M. Schrameck, directeur général des prisons, procédait, à la suite d'incidents pénibles, à une enquête personnelle à travers les geôles républicaines.
Un matin, à l'heure où les prisonniers déjeunent, M. Schrameck voulait voir, de ses yeux voir, comment on nourrit les détenus. On apporte à M. Schrameck une gamelle contenant une pâtée nauséabonde, une sorte de liquide noirâtre dans lequel s'ébattent quelques haricots invalides. 
M. Schrameck prend une fourchette, pique dans le tas, ramène deux haricots. Puis, avec une grimace de contentement, il les introduit dans sa bouche, les yeux au plafond. Après quoi, se tournant vers les gardiens anxieux, M. Schrameck déclare:
- Mais c'est excellent, exquis, délicieux.
Et il se tourne, sort son mouchoir de sa poche et se met à éternuer bruyamment. A ce moment quelqu'un qui observait M. Schrameck le vit distinctement cracher avec dégoût, dans le mouchoir où il semblait éternuer, les deux haricots exquis, excellents, délicieux, qu'il n'avait pu se résoudre à avaler.
(Les Hommes du jour, n°63, 3 avril 1909.)

dimanche 16 septembre 2012

Journal du 16 septembre 1901

Paresse? Oui. Mais c'est un plaisir si fin que de vivre jalousement avec ses rêveries, sans les prêter à personne.

L'homme ligoté

Suite du 11 septembre.
Cette formule peut sembler offrir comme un avant-goût des pages fameuses où Gide réclame des monographies; mais je crois qu'il faut plutôt y voir un aveu d'impuissance. Gide est attiré par ce qu'il voit de positif dans l'étude de l'individu; mais pour Renard et ses contemporains, l'individu, c'est ce qui leur a été laissé par leurs anciens. 
La preuve en est l'incertitude où ils demeurent touchant la nature de ces réalités singulières. Certes, Renard, en 1889, s'agace contre Dubus parce qu'il a des théories sur la femme. "Encore? Ce n'est donc pas fini d'avoir des théories sur la femme?" Mais cela ne l'empêche pas, en 1894, de conseiller à son fils: "Fantec, auteur, n'étudie qu'une femme, mais fouille-là bien et tu connaîtras la femme."
Ainsi, le vieux rêve d'atteindre au typique n'a pas disparu. Simplement on y parviendra par un détour: l'individuel, bien gratté, s’effrite, s’éclipse et, sous ce vernis qui s'écaille, l'universel apparaît.
A d'autres moments, au contraire, il semble que Renard désespère de pouvoir jamais généraliser ses observations. Mais c'est qu'il subit, presque à son insu, l'influence d'une conception pluraliste, antifinaliste et pessimiste de la vérité, qui naissait, vers la même époque, de la désagrégation du positivisme et des difficultés que les sciences, après un départ triomphal, commençaient à rencontrer dans certains domaines. Il écrit, par exemple: "Nos anciens voyaient le caractère, le type continu... Nous voyons le type discontinu, avec ses accalmies et ses crises, ses instants de bonté et ses instants de méchanceté."
A suivre.
(Jean-Paul Sartre, l'homme ligoté, Situation I, Gallimard, 1947)

samedi 15 septembre 2012

Journal du 15 septembre 1906

Une institutrice refuse un mari qui a 100.000 francs parce qu'il a l'air d'un ouvrier, et parce que, dit elle, elle ne veut pas avoir un mari au-dessous d'elle par l'éducation; et, dans sa lettre où elle fait la mijaurée, il y a quatre fautes d’orthographe. 
Scène. Il lit la lettre lui-même, et se met à rire.

Les largesses du ménage Renard

Le bulletin de l'instruction primaire du département de la Nièvre publiait la liste des dons offerts aux écoles par Jules Renard et Marinette, tous les deux délégués cantonaux. Exemples:
  • avril-mai 1904: Mme Jules Renard, déléguée cantonale, a fait remettre pour la rentrée de Pâques, plusieurs cornets de bonbons aux élèves des écoles laïques de filles de Cervon, Chaumot et Pazy.
  • août-septembre 1904: Corbigny. Mme Jules Renard, déléguée cantonale, a offert un volume à l'école de filles. M. Jules Renard, maire de Chitry, a offert deux ouvrages à l'école de garçons.
  • avril-mai 1905: M. Jules Renard, maire de Chitry-les-Mines, délégué cantonal, a fait don à l’école publique de deux cartes géographiques de Vidal-Lablache.
  • juin-juillet 1905: Chitry-les-Mines. M. Jules Renard, Maire, délégué cantonal, a fait don à l'école publique d'un portrait encadré de Victor Hugo. Mlle Renard, fille de M. Jules Renard, maire, a fait don à la bibliothèque de l'école publique de trente volumes reliés.
(Source: Bibliothèque de Nevers, 3 N 4128)

vendredi 14 septembre 2012

Journal du 14 septembre 1893

Hier, dans la forêt de Fontainebleau, j'ai croisé M. et Mme Carnot. Ils étaient en voiture. M. Carnot porta la main à son chapeau et Mme Carnot commença de sourire." Tiens! me dis-je, voilà des gens qui me connaissent." Mais, comme je ne les connaissais pas, très réservé, je n'ai pas répondu.

Robert Kopp raconte le prix Goncourt

Écrivain, éditeur et professeur de littérature à l'université de Bâle, Robert Kopp est, entre autres, spécialiste des frères Goncourt. C'est tout naturellement qu'il propose une histoire de ce prix, la plus prestigieuse des récompenses littéraires en France.
Les Goncourt créent une société littéraire devant permettre à un jury de dix écrivains de décerner un prix annuel "au meilleur ouvrage d'imagination en prose", Le premier prix est remis en 1903. On suit l'histoire des lettres françaises au XXe siècle, et l'évolution des mœurs éditoriales. Le Prix Goncourt parait en octobre chez Découvertes/ Gallimard.
(Le Figaro littéraire, jeudi 13 septembre 2012, p. 2)

jeudi 13 septembre 2012

Journal du 13 septembre 1887

Le plus artiste ne sera pas de s'atteler à quelques gros œuvre, comme la fabrication d'un roman, par exemple, où l'esprit tout entier devra se plier aux exigences d'un sujet absorbant qu'il s'est imposé; mais le plus artiste sera d'écrire, par petits bonds, sur cent sujets qui surgiront à l'improviste, d’émietter pour ainsi dire  sa pensée.
De la sorte, rien n'est forcé. Tout a le charme du non voulu, du naturel. On ne provoque pas: on attend.

Les feuilles

Il est charmant d'ailleurs, ce pensionnaire émancipé de l'arbre qu'est l'oiseau. Actif et doux il amuse les feuilles de son adresse et de son talent, joue avec elles sans les blesser, comme un frère espiègle et doué avec ses petites sœurs émerveillées.  durant ces longues journées il distrait de sa vie exubérante l'immobilité un peu monotone des belles prisonnières. Il chante et toutes les feuilles l'écoutent, et il entame à tous moments la conversation avec un autre oiseau d'un autre arbre.
Ils causent ainsi d'un arbre à l'autre, mais les feuilles, personnes bien élevées, ne se mêlent pas à la conversation. elles restent silencieuses les unes près des autres, se balançant  parfois d'un mouvement souple. Jusqu'à leur arrivée l'arbre était mort comme une maison vide dont les volets sont clos. Maintenant à travers les fenêtres ouvertes on voit que la vie est entrée dans la maison. Ainsi, quand tout d'un coup cinq cents feuilles ont planté leurs merveilleuses tentes vertes sur l'arbre réhabité.

(Marcel Proust, Essais et articles, Au temps de Jean Santeuil, Bibl. de la Pléiade, p. 415.)

mercredi 12 septembre 2012

Journal, septembre 1896

Le lièvre. Le bruit menu de la feuille qui tombe l'agace. Il s'énerve comme nous si nous entendons craquer nos meubles.

Le papillon

Le Papillon Ce billet doux plié en deux 
cherche une adresse de fleurs.
(Jules Renard)

mardi 11 septembre 2012

Journal du 11 septembre 1902

Vieux paysan. Toutes ses dents sont usées: le pain était trop dur. Sa vache a reçu, un jour, d'un chasseur inconnu, un coup de fusil dans la tête. Elle en est restée longtemps toute bête.

L'homme ligoté

Suite du 3 septembre.
Tel est pourtant le cas de Jules Renard: il se moque de Zola et de sa manie du document, mais il reconnait cependant que l'écrivain doit rechercher la vérité. Or cette vérité, c'est précisément la description exacte de l'apparence sensible et psychologique telle qu'elle se présente à un observateur supposé impartial. Ainsi, pour Renard comme pour les naturalistes, la réalité c'est l'apparence, telle que la science positiviste l'a organisée, filtrée, triée, et ce fameux "réalisme" à quoi il adhère est un compte-rendu pur et simple du phénomène comme tel.
Mais, dans ce cas, de quoi peut-on écrire?
L'analyse des grands types psychologiques ou sociaux n'est plus à faire: que dire de neuf sur le financier, le mineur, la femme galante? Zola est passé par là. L'étude des sentiments généraux est épuisée. Reste le détail, l'individuel, ce que les aînés de Jules Renard ont négligé, précisément parce que leur ambition visait plus haut. Renard écrit, le 17 janvier 1889: 
"Mettre en tête du livre: je n'ai pas vu des types mais des individus. Le savant généralise, l'artiste individualise."
A suivre.
(Jean-Paul Sartre, l'homme ligoté, Situations I, Gallimard, 1947)

lundi 10 septembre 2012

Journal du 10 septembre 1906

Les heures où, comme un poisson dans l'eau, je me meus à l'aise dans l'infini.

Jules Renard vu par Victor Méric 6/6

Suite d'hier.
Veux-on quelques-unes de ces perles que le maître miniaturiste a jetées à profusion:
L'alouette. - Elle retombe, ivre-morte, de s'être encore fourrée dans l’œil du soleil.
Le hanneton. - Plus lourd que l'air, à peine dirigeable, têtu et ronchonnant, il arrive tout de même au but, avec ses ailes de chocolat.
La chèvre. - Personne ne lit la feuille du Journal officiel affiché au mur de la mairie.
Si, la chèvre.
Elle se dresse sur ses pattes de derrière, appuie celles de devant au bas de l'affiche, remue ses cornes et sa barbe, et agite la tête de droite et de gauche, comme une vieille dame qui lit.
Sa lecture finie, ce papier sentant bon la colle fraiche, la chèvre le mange.
Tout ne se perd pas dans la commune.
Le cafard. - Noir et collé comme un trou de serrure.
Les coquelicots. - Ils éclatent dans le blé, comme une armée de petits soldats; mais d'un bien plus beau rouge, ils sont inoffensifs.
Leur épée, c'est un épi.
C'est le vent qui les fait courir, et chaque coquelicot s'attarde, quand il veut, au bord du sillon, avec le bluet, sa payse.
Fin
(Flag, alias Victor Méric, Les Hommes du jour, n° 63, 3 avril 1909)

dimanche 9 septembre 2012

Journal du 9 septembre 1902

Marinette. Les Philippe l'appellent "notre dame".

Jules Renard vu par victor Méric 5/6

Suite d'hier.
Ce doit être chez Jules Renard une préoccupation constante que de donner en une formule brève une vision complète des choses observées.On l'imagine volontiers à travers la campagne, marchant sans hâte, regardant autour de lui, s'arrêtant pour examiner une bestiole sur un brin d'herbe, contemplant des bœufs pensifs ou suivant des vols d'oiseaux à travers les branches. Son œil ne cherche pas à embrasser les ensembles, mais va droit au détail. Il cherche l'image.
Il s'est appelé lui-même le chasseur d'images. Et c'est bien ça. Il va à la chasse chaque jour. Le soir, il ouvre sa besace, répand le contenu sur sa table, et laborieusement, méticuleusement, passionnément, cherche la pièce rare, le gibier de prix. C'est que Jules Renard est un écrivain très exigeant. Il ne saurait se contenter de puiser dans le tiroir aux métaphores où chacun prend son bien. Il lui faut du neuf, quelque chose qui n'est pas été senti encore, pas exprimé jusque là. 
Et l'image découverte, il la tourne, la retourne, l'épluche, la rogne, jusqu'à ce qu'elle devienne lumineuse de netteté, de précision, de justesse. Et c'est en même temps très simple et très compliqué, très naturel et très maniéré, chargé de poésie et mouillé d'ironie. C'est un bijou unique, discret, savoureux, exquis, doux au palais.
Suite demain
(Flag, alias Victor Méric, Les Hommes du jour, n° 63, 3 avril 1909)

samedi 8 septembre 2012

Journal du 8 octobre 1889

A force de regarder les toiles de M. Béraud, l'éducation de mon œil se fait. Je goûte une tache et je m'imagine comprendre un effet de lumière. J'ai eu autant de peine à aimer les gâteaux, mais maintenant, je les mange sans trop de haut-le-cœur. Je vais même jusqu'aux confiseries. Est-ce que je finirai par m'empeinturlurer l'esprit?

Journal du 8 septembre 1907

Le lièvre se blottit dans la haie, regarde les chiens dépistés et, tout à coup, sent que quelque chose le serre à la gorge: le collet.

Jules Renard vu par Victor Méric 4/6

Suite d'hier
C'est d'une simplicité extrême. Sur une telle donnée, il était difficile de bâtir un roman très angoissant. Seulement, il arrive ceci, c'est que si l'on met à profit le conseil donné par Jules Renard lui-même, à savoir "qu'afin de juger sainement d'un livre, il faut essayer de se faire les ongles en le lisant, et que si l'on n'y parvient pas, le livre est bon", on renonce dès le début à se faire les ongles. On est immédiatement sous le charme.
On trouve dans ce volume d'un pessimisme léger, où l'on sent une connaissance pas trop méprisante de la sottise et de la lâcheté humaines, des observations précieuses, la notation de détails qu'un œil exercé seul peut percevoir, un sens du comique, un souci de l'exactitude, une finesse de rendu tels que les personnages falots, sans envergure, ni trop noirs ni sublimes, ni trop méchants ni trop bons, banals, quelconques, ordinaires, , deviennent singulièrement familiers et vivants. 
Il faut, pour décrire de tels êtres et les camper solidement, un autre métier que pour souffler la vie à des personnages excessifs. Il faut, pour intéresser le lecteur à d'aussi pauvres gestes, des dons de poète et d'écrivains comme on n'en trouve pas d'exemple dans la littérature. Cela dans une forme adéquate. Le détail précisé dans une phrase rapide.
Chez Jules Renard, ce sont les phrases courtes qui se succèdent, se disséminent, courent, galopent le long de la route. Ce n'est pas l'armée des longues périodes amplement et harmonieusement développées. Ce sont des escouades de tirailleurs légers et alertes. Quelquefois le sujet, le verbe, le complément, et ça suffit.  Le trait y est. Le détail s'y trouve. L'image est fixée.
Suite demain.
(Flag, alias Victor Méric, Les Hommes du jour, n° 63, 3 avril 1909)

vendredi 7 septembre 2012

Journal du 7 septembre 1895

Mon cerveau est gras de littérature et gonflé comme un foie d'oie.

Jules Renard vu par Victor Méric 3/6

Suite d'hier.
La vérité est que Jules Renard n'est pas de ces auteurs dont on peut vanter la fécondité. Ses enfants ne sont pas nombreux. Cela vient de ce qu'avant de confier ses impressions au papier, il réfléchit longuement. Puis, ayant réfléchi, il médite encore. Quand il a suffisamment mûri ses impressions, quand il a vu exactement ce qu'il fallait noter et qu'il a écarté toutes les inutilités encombrantes pour ne conserver que l'essentiel, d'un trait, il fixe la physionomie d'un paysage ou d'un être vivant. Avec ce procédé, il est clair que Jules Renard ne va pas entreprendre de vastes romans, imaginer des œuvres de longue haleine. Il n'est pas fait pour ces grandes machines. Ne lui parlez pas d'agiter, dans ses livres, de surhumaines passions, de faire marcher des foules, d'exposer des problèmes compliqués. Il cherche, au contraire, à réduire l'expression le plus possible. 
Loin d'épuiser une matière,
Il n'en veut prendre que la fleur.
Dans l’Écornifleur, par exemple, il met en scène quatre personnages seulement, M. et Mme Vernet, Henri et la petite pensionnaire Marguerite. Autour, quelques marins. L'histoire est quelconque. C'est celle d'un aimable parasite, vivant aux dépens du ménage Vernet, qui se demande s'il doit ou non coucher avec la femme de son bienfaiteur. C'est tout. Couchera-t-il, couchera-t-il pas? Voilà ce qu'il se demande jusqu'au bout. A la fin, il viole à moitié la pensionnaire, puis, pris de remords, il s'en va avec l'argent que lui donne le mari.
Suite demain. 
(Flag, alias Victor Méric, Les Hommes du jour, n° 63, 3 avril 1909)

jeudi 6 septembre 2012

Journal du 6 septembre 1906

Le métier des lettres est tout de même le seul où l'on puisse, sans ridicule, ne pas gagner d'argent.

Jules Renard vu par Victor Méric 2/6

Suite d'hier.
Mais il faut lire et relire Jules Renard. Il ne se livre pas du premier coup. On commence par l'apercevoir. On ne le devine que peu à peu. Il n'écrit de lui et sur lui que juste ce qu'il faut, sans avoir l'air d'y attacher trop d'importance. Il se contente de vous signaler un détail, de vous montrer un coin, un tout petit coin de lui-même, puis il se dérobe. Il défait un bouton, puis un deuxième. On croit qu'il va se déshabiller. Le voilà qui referme tout. On le retrouve, mais malaisément, dans Poil de Carotte, enfant malheureux que sa mère tourmente, dans l’Écornifleur sans doute, où il a mis  tranquillement, sans fausse pudeur, de son égoïsme, de ses petites saletés. Tout cela est indiqué minutieusement, comme en se jouant, sans appuyer, sans vaine déclamation. Jules Renard a, d'ailleurs, fort peu écrit, et il fait court. Il a dit de certains écrivains " qu'ils sont des cholériques des lettres et que leur cerveau est un bas-ventre dérangé". Aussi se garde t-il d'avoir la diarrhée. Oserai-je continuer la comparaison malodorante? On le croirait parfois quelque peu constipé.
Suite demain
(Flax, alias Victor Méric, Les Hommes du jour, n° 63, 3 avril 1909)

mercredi 5 septembre 2012

Journal du 5 septembre 1903

Une jeune anglaise des environs de Londres laisse cette lettre: "Je vais me suicider. Le dîner de papa est sur le fourneau."

Jules Renard vu par Victor Méric 1/6

Je l'avoue à ma honte. J'ai mis quelques temps à goûter Jules Renard. Je crois que c'est un auteur qui demande à être longuement pratiqué. Sa sécheresse tout d'abord, ses réticences, sa trop parfaite simplicité me déroutaient. Je l'accusais de manquer d'émotion, de ne mettre aucune passion dans ses écrits, de se déboutonner hermétiquement, de demeurer constamment imperméable et insaisissable. Je ne le sentais pas vibrer.
Je comparais son Poil de Carotte à l'Enfant de Jules Vallès. Alors que le jeune Jacques Vingtras savait éveiller la colère, la haine, la pitié, vous tirait des larmes ou vous secouait d'une gaieté toujours mélangée d'amertume, d'une gaieté maladive et malfaisante, née des boutades et des sarcasmes, l'autre, au contraire, déjà froidement raisonneur, point espiègle mais subtil, point malicieux, mais roué, sournois, calculateur, ma laissait insensible. Je m'imaginais difficilement une enfance semblable. Puis l'auteur avait une façon déconcertante de présenter les choses en raccourci. Sa vision me semblait étroite, son observation limitée; ses images, d'une justesse quelquefois discutable, laissaient toujours paraître la recherche et une certaine préciosité.
Pour prendre un exemple, quand Jules Renard me présentait le serpent avec ce simple commentaire: "Trop long", ou quand il le définissait:" La dix-millionième partie du quart du méridien terrestre", ou encore quand il disait du poisson:" Il ne sait peut-être pas que c'est aujourd'hui l'ouverture de la pêche", je ne pouvais me défendre de découvrir dans de telles images une certaine puérilité.
Suite demain.
(Flax, alias Victor Méric, Les Hommes du jour, n° 63, 3 avril 1909)

mardi 4 septembre 2012

Journal du 4 septembre 1902

Après le meurtre d'une bête ou d'un homme, le plaisir le plus cruel du paysan, c'est sans doute de couper des arbres.

Jules Renard, reviens!

Comment un esprit aussi instruit, cultivé, brillant, intelligent, jovial, sympathique, que celui de Jean-François Kahn peut-il accoucher d'un charabia aussi prétentieux et abscons? :
Mais, ce qui s'est totalement enlisé après avoir été dévoyé - et ce qui s'avère et s'avèrera, en effet, catastrophique-, c'est l'aspiration à un dépassement dynamique d'une bipolarité inadéquate parce que polarisée autour de deux doxa obsolètes. L'égocentrisme, le ravissant  plaisir que l'on prend à être ce que l'on est, le surplomb élitiste par rapport au socle militant, les trop intelligentes habiletés politiciennes ont, hélas, contribué à subvertir un syncrétisme rare de talent, de courage et de lucidité. 
Remise dans son contexte cette phrase est-elle plus limpide? Hélas, non! Cher Jean-François Kahn, relisez-vous ou relisez Jules Renard.
(Jean-François, La catastrophe du 6 mai 2012, Plon, juin 2012, p.73)

lundi 3 septembre 2012

Journal un jour de septembre 1896

La rivière. Les roseaux, baïonnettes de régiments noyés. Bords spongieux où le soleil s'emplit d'eau. Trois lignes en éventail.

L'homme ligoté

(Depuis le 4 mai 2012, je publie en plusieurs étapes l'homme ligoté. Ce texte de Jean-Paul Sartre étant très long, je l'étale sur plusieurs posts. Le dixième aujourd'hui. On peut accéder aux dix pages déjà publiées, en cliquant sur l'onglet l'homme ligoté dans la rubrique libellés, à droite de cette page.) 
Suite du 29 juillet.
Cet entretien dut être d'un comique assez gras. Mais enfin prenons-le pour ce qu'il est. Il nous prouve qu'en 1870 déjà, un jeune écrivain se croyait obligé de devenir grossiste, parce qu'il y avait trop de concurrence dans le commerce de détail. Fort bien. Mais après? Après les épopées en dix volumes? Que restait-il à faire?
Or c'est à ce moment que Renard apparaît. Il figure à l'arrière-queue de ce grand mouvement littéraire qui va de Flaubert à Maupassant, en passant par les Goncourt et Zola. Toutes les issues sont bouchées, toutes les voies barrées. Il entre dans la carrière avec le sentiment désespéré que tout est dit et qu'il vient trop tard. Il est hanté par le désir d'être original et par la crainte de n'y point parvenir.
Faute d'avoir choisi une nouvelle manière de voir, il cherche partout et en vain des spectacles neufs. Pour nous, qui trouvons aujourd'hui toutes les voies libres, qui pensons que tout est encore à dire et sommes pris de vertige, parfois, devant ces espaces vides qui s'étendent devant nous, rien n'est plus étranger que ces hommes ligotés, confinés sur un sol trop travaillé, cent fois labourés, et qui cherchent anxieusement un lopin de terre vierge. Tel est le cas de Jules Renard:
A suivre.
(Jean-Paul Sartre, l'homme ligoté, Situations I, Gallimard, 1947)  

dimanche 2 septembre 2012

Journal du 2 septembre 1902

Philippe revient des champs, et le Paul, son fils, du chemin de fer, la journée finie. Ils rentrent par la vieille route, mais ils ne s'attendent pas. Le premier ne ralentit pas; l'autre le rattrape s'il veut.

Les deux côtés de Jules Renard

Ce village, avec sa quarantaine de maisons, son auberge, sa petite église, et, s'étendant de l'autre côté de la route, le parc et le château que Renard voulut ignorer, c'est le cœur de l’œuvre de Renard, et ce qui en fait la solidité.
Il y eut deux "côtés" dans Jules Renard: le côté de Chitry, le côté de chez Guitry - le côté paysan, le côté parisien. Mais jamais le second n'effaça le premier, essentiel. Et Renard devint l'ami de Guitry sans perdre la saveur de l'homme de Chitry.
(Léon Guichard, Jules Renard, La bibliothèque idéale, Gallimard, p. 79)

samedi 1 septembre 2012

Journal du 1er septembre 1904

Cochon: une pomme de terre avec des oreilles.

Jules Renard, Mohican ou Huron ?

... Plus tard, Renard connaitra de belles dames, Sarah Bernhardt, Mme Rostand, Mme Muhlfeld, Mme Marcel Boulanger, mais en face d'elles, il tiendra à rester le Mohican, ou le Huron, ou le paysan de Chitry, simple et narquois. Mme Muhlfeld raconte, en un livre de souvenirs, qu'elle fut invitée un soir à dîner avec son mari et les Rostand, dans le petit appartement de la rue du Rocher :
"Au moment de passer à table, la porte de la salle à manger s'ouvrit à deux battants et un jeune garçon de douze à quatorze ans, vêtu d'une serpillère bleue, faisant fonction de valet de chambre, nous dit simplement: - C'est cuit. Cela nous enchanta et nous vîmes dans cette interprétation de l'habituelle "Madame est servie" une manière bien à lui de nous éclabousser de sa simplicité.
(Léon Guichard, Jules Renard, La Bibliothèque idéale, Gallimard, p. 62)