Des jeunes de talent. – C’en est plein. Et ils vont avec une vitesse ! Je ne peux même plus vous citer Marcel Boulanger, c’est déjà un maître. M. Gaston Deschamps lui a fait trois ou quatre articles. Autrefois on pouvait arriver sans un article de M. Deschamps. Aujourd’hui, c’est impossible, et je trouve qu’on est injuste pour nos critiques. On ne les évite plus. Mais j’aime surtout les jeunes, tout-à-fait jeunes, qui m’écrivent une belle dédicace sur leur première plaquette, et qui viennent causer avec moi, enivrés de littérature, les jeunes qui découvrent Flaubert, et veulent fonder une revue ! S’ils sont de mon pays, comme Henri Bachelier (sic), l’auteur des horizons et coins du Morvan, nous passons des heures charmantes.
Votre mot sur Claude Tillier me rappelle que je le connais, moi aussi, d’hier à peine. C’est un compatriote. C’est à Clamecy, mon chef-lieu de canton, qu’on va lui élever une statue. Ce Claude Tillier était un homme. Nous en sommes très fiers. Ça va coûter plus de huit mille francs ! Un électeur me disait l’autre jour : « je ne comprends pas qu’on mette tout cet argent à des pierres. » Que répondre ? Me voilà inquiet pour mon buste.
… Je passe toute la saison ici, dans une vieille maison de curé, que j’ai baptisée la Gloriette, et qui est à deux pas de ma commune. J’ai une jolie vue sur la vallée de l’Yonne jusqu’au Morvan, et sur un château qui se défie de moi comme d’une bombe. Un petit tour le matin à la mairie, de la lecture ; peu de travail ; beaucoup de rêvasserie. Vie de famille. Du Poil de Carotte retourné : c’est la logique. D’ailleurs, plus je vais, moins je comprends la vie, mais plus elle m’amuse. Je perds toute ambition littéraire. Mais je garde les nerfs et la sensiblerie de l’homme de lettres écorché : une attitude de paysan me bouleverse comme une critique. Le curé, le noble, et un tiers de mes administrés me détestent. (mes enfants ne sont pas baptisés !). Je crois que le reste – le meilleur, naturellement – me regarde d’un bon œil. Mais que de piqûres ! Hier j’envoie demander des nouvelles d’un blessé ! On met presque mon délégué à la porte, en l’accusant d’espionnage ! Un instant je suis furieux, et puis je me dis : « Tout ça est très bien ». Car tout est très bien, c’est l’homme de lettres qui finit par n’être qu’un pauvre bougre…
L’œuvre en train ? Aucune. Aujourd’hui on fait du théâtre pour être de l’Académie ou pour s’acheter une automobile. Et, à distance, l’Académie me fait l’effet d’un boui-boui. Alors, regardons. Par exemple, j’aurai bien regardé !
Au revoir, cher ami.
Jules Renard
(Fin de l'interview de Louis Vauxcelles, Le Matin, 28 août 1904)
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