Jules Renard
Un gros champignon poussa ce matin au fond de la plaine, sur le bord du ruisseau que jalonnent les goupillons des saules.
C'est un pêcheur à la ligne. Coiffé d'une ombrelle de paille, il s'est assis, dès l'aube, dos tourné à la plaine, et, penché sur l'eau où flageolent les reflets des hêtres, attentivement, il pêche ces reflets.
Vers patron-minette, sont arrivés des moissonneurs pour couper l'herbe sous les pieds des épis. Après eux, des vaches, égrenant le choc clair de leurs clarines,traînent à la remorque leurs pâtres.
Midi; des troupes défilèrent. Puis des sages, marchant à pas comptés, ont, avec leurs cannes, tracé des figures dans le sable de la route.
Peu avant l'Angélus, le soleil a lancé jusqu'au bout de l'horizon l'ombre unique des couples. Et tant d'autres chantant sa complainte chacunière.
À regret, la nuit. Le pêcheur ne bouge pas, épie toujours les faucheux qui patinent sur l'eau. Il ne prend rien et ne se lasse pas de ne rien prendre. Soit, cet homme est un sot, il importe que je lui fasse remarquer: "Champignon insolite, champignon mesquin, vous avez perdu votre journée: tandis que vous tachiez à saisir quelques goujons, vous renonciez au diorama de cette plaine, à la pantomime du Passant en 36 tableaux: couples, pâtres, troupes et sages paisibles. Pauvre sot, que ne vous retourniez-vous?"
L'homme ne daigne point relever le tête:
"Tout cela dit-il, et bien des choses qui vous ont échappé, je le guettai dans ce miroir où, solitaire, je pêche des reflets.
Mais chut! Ça mord...Voici la lune qui rôde autour de l'hameçon.
Pierre Veber (Mercure de France, février 1894).
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